Tribune: La libération de la Côte d’Ivoire doit être l’affaire de tous, par Jean-Claude DJEREKE, Chercheur associé au Cerlecad, Ottawa, (Canada)

Par Correspondance particulière - La libération de la Côte d’Ivoire doit être l’affaire de tous.

Quand notre pays a été confronté à des crises socio-politiques (bras de fer entre étudiants/ enseignants et l’État, palabre entre partis d’opposition et parti au pouvoir, etc.), les évêques catholiques ont eu à rencontrer les autorités politiques. Ces rencontres ont contribué dans bien des cas à faire baisser la tension et à éviter le déchirement du tissu social. Peut-on et doit-on en inférer que la diplomatie souterraine est la seule façon de procéder dans la résolution des conflits dans un pays et qu’elle est efficace à 100 %? Certains prêtres et évêques le pensent. Pour eux, il suffirait de rencontrer nuitamment et en catimini les autorités politiques comme le pharisien Nicodème alla voir Jésus de nuit (Jn 3, 1-21) ou de s’en prendre (en des termes voiles) à l’injustice et au non-respect des droits de l’homme dans les églises pour qu’advienne un monde nouveau. Les lignes qui suivent se proposent d’examiner la valeur de cette théorie.
La diplomatie souterraine et les condamnations verbales peuvent aider à la décrispation d’une situation délétère. Elles sont donc utiles. Réussissent-elles toujours à atteindre le but poursuivi? Non! Il faut, par conséquent, se garder de les surestimer ou de les absolutiser. Ce n’est pas une panacée. Le jour de l’Ascension, dans son homèlie, un prêtre de Grand-Bassam laissa entendre que les chrétiens devraient être des acteurs (et non des spectateurs) dans la Cité sans nécessairement participer à des marches pacifiques pour protester contre les discours et pratiques susceptibles de mettre à mal la cohésion sociale. Cette vision des choses n’est vraie qu’en partie car ce ne sont pas seulement les discours qui font avancer les peuples et nations. Le “peuple de Dieu” qui est dans le diocèse de Grand-Bassam et les Ivoiriens en général n’ont pas besoin de demi-vérités. Ils ne méritent pas d’être égarés par des théories brumeuses.
Pourquoi est-il faux de penser que la base et le sommet de l’Église catholique devraient se borner à fustiger ce qui ne va pas dans la société? Pourquoi s’agit-il d’une rêverie qui, en plus d’être inconsistante, ressemble à une lâche complicité avec ceux dont chacun découvre aujourd’hui qu’ils ne sont au pouvoir que pour se servir et enrichir la France qui a bâti sa gloire et sa “puissance” sur le sang des Africains? Que certains prêtres et évêques mangent et boivent avec le RHDP est leur choix! Que l’ethnie passe chez eux avant la défense de la vérité et de la justice n’engage qu’eux! Qu’ils n’aient pas envie de se faire hara-kiri ou de mettre du sable dans leur attiéké, on peut le comprendre mais, de grâce, qu’ils ne nous fassent pas prendre des vessies pour des lanternes! Qu’ils s’abstiennent surtout de nous faire avaler des balivernes! Je dis “balivernes” car aucune loi de l’Église catholique n’interdit de participer à une marche pacifique. Si cette interdiction existait, si descendre dans la rue était un péché, Mgr Basile Mve Engone ne demanderait pas à ses diocésains de “participer en masse à la marche [du 11 mai 2013 contre les crimes rituels qui ont lieu au Gabon depuis un certain temps], dans un climat de prière fervente, en tant qu’expression de notre indignation et de notre condamnation de ces crimes honteux et infâmes”. Selon l’archevêque de Libreville, “malgré les plaintes et les différentes prises de position, ce phénomène ne fait que s’aggraver, faisant empirer les conditions de sécurité de tous”. Par “crimes rituels”, il convient d’entendre les sacrifices humains dont les victimes sont souvent des mineurs. Pourquoi certains adultes sacrifient-ils des enfants? Que recherchent-ils en agissant de la sorte? Qu’espèrent-ils obtenir? Voici la réponse de Mgr B. Mve: “Des vies sont détruites au travers d’une violence cruelle et extrême, sous le prétexte d’assurer aux mandants le succès et le pouvoir.” Pour finir, Mgr Mve estime avoir appelé ses fidèles à marcher parce que continuer à se taire l’aurait rendu “complice et coupable” d’une cause exécrable . Je dois ajouter que l’archevêque de Libreville n’est pas le seul prélat à avoir invité les catholiques à participer à cette marche de protestation. C’est toute la conférence épiscopale qui était en faveur de cette marche sur l’ensemble du territoire gabonais . Les évêques espagnols et italiens avaient déjà pris la même initiative en juin 2005 et en mai 2007. Et nous pourrions allonger à l’infini la liste des pays où laïcs et clercs ont pris part à des marches de protestation.
On observe ainsi que non seulement l’Église n’empêche pas les chrétiens de descendre dans la rue mais que certains prêtres et évêques ont eu s’impliquer dans des manifestations de protestation. Car, comme mentionné plus haut, l’Église ne peut se limiter à parler ou à interpeller les consciences quand un pays est en train de sombrer “lentement mais sûrement”. D’ailleurs, si les déclarations seules étaient capables de renverser les pouvoirs totalitaires auxquels nous sommes confrontés ici et là, cela se saurait et nous ne vivrions plus dans une société où seule une minorité peut se nourrir et se soigner décemment, inscrire sa progéniture dans les meilleures écoles et aller en voyage là où bon lui semble. Pour le dire autrement, les églises, mouvements et CEB comme lieux de sensibilisation et de conscientisation constituent une première étape dans la lutte pour une société plus juste et plus humaine. C’est une étape nécessaire mais pas suffisante. Quand les mauvaises habitudes perdurent, quand l’arrogance, la suffisance, la violence et l’incompétence sont servies au peuple à longueur de journée, quand des vagues dangereuses menacent de submerger le barque commune, s’impose alors l’obligation de passer à une seconde étape qui consiste à rejoindre dans la rue tous ceux qui aspirent au changement. En d’autres termes, on recourt aux marches pacifiques parce que les déclarations et la diplomatie souterraine n’ont rien donné. L’expression “marches pacifiques” signifie que gourdins, hâches, machettes, flèches, couteaux, marteaux et armes à feu ne sont pas les bienvenus à ces manifestations.
Est venu le moment de dire un mot sur l’efficacité de ces manifestations de protestation. Contrairement à ce que pensent certaines personnes, les manifestations pacifiques ne sont pas des “chemins qui ne mènent nulle part” (Martin Heidegger). En France, par exemple, lorsque 2 millions de personnes prirent la rue à Paris le 24 juin 1984 à l’appel des associations de parents de l’école libre et avec le soutien des évêques Jean-Marie Lustiger (Paris), Jean Vilnet (président de la Conférence des évêques de France) et Jean Honoré (Tours), François Mitterrand demanda, le 14 juillet 1984, le retrait de la loi Alain Savary dont le but était la constitution d’établissements d’intérêt public qui associeraient les écoles publiques, les écoles privées et les collectivités territoriales. Trois jours plus tard, A. Savary et le Premier ministre Pierre Mauroy présentèrent leur démission. Sans le soulèvement populaire auquel participèrent de nombreux laics, religieuses et prêtres, le dictateur Ferdinand Marcos aurait confisqué la victoire de Corazon Aquino en 1986.
Au-delà de la question de savoir si les chrétiens sont habilités ou non à descendre dans la rue pour réclamer de meilleures conditions de vie et de travail, ce qui est véritablement en jeu, c’est la mission de l’Église, d’une part, et le rôle du prêtre dans la Cité, d’autre part. La mission de l’Église, comme le notent plusieurs documents conciliaires, est une mission ad gentes, Cela veut dire que l’Église est envoyée au monde, qu’elle doit se tourner vers le monde et non vers elle-même, que, tel le semeur qui sort de sa case pour jeter le grain de riz ou de maïs, elle doit sortir pour semer l’évangile. Il est heureux que Jorge Mario Bergoglio l’ait rappelé avant le dernier conclave. Pour lui, en effet, “l’Église doit sortir d’elle-même et aller dans les périphéries non seulement géographiques mais aussi aux périphéries existentielles: celles de la douleur, celles de l’injustice, celles de l’ignorance, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère” car elle n’est vraiment l’Église du Christ que si, au lieu de se centrer sur ses propres problèmes, “elle va à la rencontre des hommes et femmes dont elle se sent loin ”. Il parlait ainsi avant d’être élu pape, lors des congrégations générales. S’adressant aux autres cardinaux, l’ancien archevêque de Buenos Aires (Argentine) avait commencé par dire que “les maux qui, au fil du temps, ont touché les institutions religieuses ont leurs racines dans l’auto-référence, une sorte de narcissisme théologique”. Or, lorsque l’Église “est auto-référente, elle donne naissance à ce mal si grave qu’est la mondanité spirituelle ”. Pour Bergoglio, ce qui caractérise “l’Église mondaine”, ce qui la distingue de l’Église évangélisatrice, c’est qu’elle “vit en elle-même, d’elle-même et pour elle-même”. En un mot, le nouveau pape ne veut pas d’une Eglise mondaine. Selon lui, l’Église n’est pas là pour se contempler le nombril, pour regarder et admirer béatement ses œuvres ou réalisations (églises, écoles et dispensaires construits, baptêmes et mariages célébrés, etc.) mais pour porter au monde Jésus-Christ et son message d’amour, de justice et de paix.
Dès lors, il est absurde que ceux qui prétendent marcher dans les traces du “prince de la paix” cherchent à se replier sur eux-mêmes et prennent prétexte du fait que religion et politique doivent être dissociées pour regarder ailleurs au moment où la maison commune brûle. Le bon berger dont parle Jésus dans l’évangile de saint Jean ne déserte pas les lieux de combat. Ce sont les mercenaires qui délaissent les brebis, ne font ou ne disent rien quand celles-ci sont attaquées par des bandits ou des bêtes sauvages, s’engraissent sur le dos des petits et des faibles comme faisaient les bergers d’Israël (Ézéchiel 34, 10-12),. Le bon berger, lui, ne prend pas mais donne et se donne. Il s’occupe des brebis en soignant celle qui est malade, en portant dans ses bras celle qui est fatiguée, en allant à la recherche de celle qui est perdue, en marchant à la tête du troupeau et, surtout, en sacrifiant sa vie pour les brebis. Dans l’Église catholique, évêques et cardinaux portent le bâton du berger appelé crosse mais tous en sont-ils dignes? Tous sont-ils de bons bergers? Notre réponse est “non” parce qu’un bon nombre d’évêques africains sont incapables d’engager leur vie pour les personnes dont il ont la charge, ignorent les conditions de vie de leurs ouailles et ne font rien pour que leur situation s’améliore un tant soit peu, ne sont attirés que par les avantages matériels attachés au ministère épiscopal (honneurs, quêtes, dîmes, voyages, etc.) et jamais par la croix (persécutions, prison, exil ou mort). L’Église d’Afrique n’a pas besoin aujourd’hui de mercenaires mais de bons bergers. Prêtres et séminaristes ne devraient pas avoir pour ambition première de s’enrichir et d’être dans les bonnes grâces des puissants mais d’imiter Jésus, le bon berger qui a pris fait et cause pour les méprisés et humiliés de son temps. Notre temps appelle tous les serviteurs de Dieu (et pas uniquement le clergé catholique) à se mettre du côté de ceux qui sont écrasés ou baillonnés, à se solidariser avec ceux dont les droits sont constamment bafoués, à prendre la défense des peuples dont la liberté est confisquée, à soutenir ouvertement et fermement les pays dont la souveraineté est piétinée par un Occident cupide et guerrier et raciste. Ce n’est pas un groupuscule qui doit mener ce combat pendant que les autres se contentment d’ergoter sur la justice et le changement dans les salons, presbytères et communautés ecclésiales de base (CEB). C’est tout le monde qui doit aller au charbon. C’est chacun de nous qui doit faire les sacrifices nécessaires à la libération définitive de la Côte d’Ivoire. Il y faudra sûrement des prières et des déclarations mais les marches de protestation et boycotts pacifiques ne seront jamais de trop.

Une contribution de Jean-Claude DJEREKE, Chercheur associé au Cerlecad, Ottawa, (Canada) et auteur de “L’engagement politique du clergé catholique en Afrique”, (Paris, Karthala, 2001) et “Être chrétien en Afrique aujourd’hui. À quoi cela engage-t-il?” (Bafoussam, Cipcre, 2002).