Côte d’Ivoire, au-delà du masque : Violations des droits de l’homme, par le politologue Michel Galy

Par Le Nouveau Courrier - Le politologue Michel Galy, dans cet article fait un large tour d’horizons des violations des droits de l’homme en Côte d’Ivoire depuis que Ouattara est aux affaires, et même bien avant

En Côte d'Ivoire comme dans bien d'autres «démocratures» africaines- régimes hésitant entre démocratie d’apparence et dictatures du quotidien, il y a bien des façons de raconter l'Histoire, la grande et la petite, celle des vainqueurs et celle des vaincus.
Depuis le 11 avril 2011- le jour de l’arrestation du président Laurent Gbagbo par les forces spéciales françaises- se pose la question de la nature du régime Ouattara. S’agit-il de l’établissement progressif d’une «démocratie irréversible », ou d’un système fragile protégé, voire imposé par deux corps expéditionnaires - la force française Licorne et l’ONUCI ?

Pour y répondre, il faut aller au-delà des apparences d’un régime gouverné par un président « reconnu par la communauté internationale» (mais non par la majorité
de la capitale et du Sud), comprenant bien une Chambre des députés (mais sans la participation du FPI, le principal parti d’opposition), une armée
et une police (mais qui sont désarmés au profit des incontrôlables milices FRCI et dozos). Et l’état des droits de l’homme en donne une idée assez précise.
Pendant longtemps, les «observateurs étaient au Sud, les exactions principales au Nord : de 2002 à 2010, les «Forces nouvelles» qui ont pris le pouvoir – en fait la rébellion de Guillaume Soro,
armée et entraînée par le Burkina – ont mis en coupe réglée le Nord du pays, causant vraisemblablement des centaines et peut-être des milliers de morts, sans qu’on puisse en déterminer exactement le nombre .

Quant aux violences de la «crise postélectorale», certains épisodes sont mal documentés – voire volontairement occultés. Ainsi la Croix rouge a bien
ramassé, en avril 2011, les cadavres des victimes des bombardement français et onusiens sur la présidence et résidence qui ont annihilé le «bouclier
humain» des jeunes abidjanais protégeant le pouvoir de Laurent Gbagbo :
mais comme le CICR se refuse à communiquer les chiffres jugés «sensibles» et à ouvrir les charniers, le bilan oscille aussi, selon les sources, entre 200 et
…2000 morts, comprenant aussi les victimes des camps militaires d’Akouédo et d’Agban, une cité universitaire, un Hôpital, etc…
Même mystère savamment entretenu sur le carnage, en brousse, des «BAD», comme les appelèrent les vainqueurs pro-Ouattara, à savoir les Bété, Attié,
Dida, peuples fidèles à l’ancien président et décimés comme tels. Et quid de la «conquête d’Abidjan», et des massacres des jeunes du quartier deb Yopougon, jugé pro Gbagbo ? Là aussi les chiffres manquent : peut-être la
Force Licorne, qui effectuait des «patrouilles mixtes» avec les FRCI, pourrait-elle aider à établir le bilan ?

Dans la crainte de voir s’établir un «réduit loyaliste», de fin mars à juin 2011 des méthodes de terrorisation, d’assassinats de civils sur base ethnique ont été appliqués par les FRCI et les supplétifs dozos, causant des centaines de morts encore inconnus : ainsi en pays bété - le peuple d’origine de
Laurent Gbagbo - le système des «colonnes infernales» sur la route entre les villes d’Issia et de Gagnoa a brûlé les villages, tué sans discernement, puis a traqué en brousse les survivants; les rebelles pro Ouattara - dès lors légalisés par le régime, ont été aidés par des membres des communautés dioula et burkinabés implantés localement, servant d’indicateurs et d’irréguliers du massacre : d’un millier des rebelles en 2002, ce sont 45000 qui sont reconnus aujourd’hui par les commissions de désarmement ; apprentis, chômeurs, hommes à tout faire, jeunes aventuriers, se sont enrôlés dans la rébellion, notamment en commettant vols, viols et pillages dans une capitale partagée en fiefs par les sanglants comzones.
On peut constater d’une part que les violences et les rackets du Nord ont servi de banc d’essai à la conquête du Sud (…), et que le ralliement du lumpen prolétariat rural et urbain aux rebelles, de fait en lutte contre la classe moyenne d’Abidjan, fait de cette guerre civile un succédané d’une lutte des classes qui dépasse en ville les clivages ethniques.
Certains épisodes, par contre, sont bien connus par les rapports des organisations des droits de l’homme. Ainsi ces ONG considèrent-elles que le massacre, par les forces pro Ouattara, de nombreux civils de l’ethnie guéré à Duekoué,
à l’Ouest de la Cote d’Ivoire peut être qualifié de crime de guerre, voire d’acte de génocide.
Fin mars 2011, ce sont en effet un millier de guérés qui ont été massacrés - hommes, femmes et enfants - par les FRCI et dozos ; comme à Abidjan à la mi-avril le carnage visait autant à terroriser les survivants qu’à détruire les victimes.
Pour Amnesty international les bourreaux ont «regardé les cartes d’identité et les ont abattus », sur critère ethnique (origine qui est mentionnée sur les pièces officielles). Comme
en 1994 au Rwanda.
En Juillet 2012, ce sont environ 200 déplacés guéres du camp de Nahibly – près de Duekoué qui ont encore été
exterminés par les mêmes FRCI et dozos. Dans les deux cas l’ONUCI, censée protéger ces autochtones persécutés, s’est retirée - ou a laissé faire le
massacre. Les associations de Wê en exil comme l’Ardefe, expliquent qu’après ces meurtres à répétition, c’est d’ethnocide qu’il faut parler ou de
«génocide par substitution» : ceux qui ne sont pas morts sont en exil, réfugiés au Libéria (encore 35OOO plus de deux
ans et demi après le 11 avril) ou dépossédés de leurs terres - à 95% par des colons dyoula ou burkinabés.
Enfin, depuis avril 2011, s’est mis en place en l’absence de l’armée de la
République et même de la police et de la gendarmerie - ce qu’on a pu appeler un «système de violence discontinue» où par à coup les FRCI violentent et parfois tuent les villageois censés contester le
nouveau régime, il est vrai rejeté par la moitié d’un pays de 20 millions d’habitants.
Reste qu’un archipel de lieux de déportation au Nord de la Côte d’Ivoire, de camps parallèles et même de centre de tortures en plein Abidjan, a été mis à jour par les organisations des droits de l’homme : un rapport a marqué la rupture
avec une certaine tolérance internationale envers ces terribles exactions, établi par Amnesty par le chercheur Gaétan Mootou en novembre 2012.
Déportation, colonnes infernales, emprisonnements de masse, centres de tortures, décapitation de l’opposition civile, répression discontinue et meurtres « pour l’exemple » : cet arsenal
sorti tout droit de la « guerre révolutionnaire », technique de contre insurrection enseignée dans les centres de formation de l’armée française - et appliquée
selon les modalités que l’on sait dans le dernières guerres coloniales, de l’Algérie au Cameroun.
Est-ce un hasard si la force Licorne quadrille le pays et encadre les milices de Guillaume Soro, qu’un général - puis un colonel français soit en poste à l’actuelle présidence ivoirienne ?
Contrôler une capitale de 5 millions d’habitants avec des supplétifs sanglants a demandé un recours théorique et pratique de plus : la « théorie du choc » appliquée à la société ivoirienne.
Jusqu’à la responsabilité collective et familiale : Michel Gbagbo, le fils du président, a été incarcéré à Bouna dans des conditions déplorables, pour « délit
patronymique » ; récemment libéré, il ne peut voyager en France, son pays nataloù la juge Khéris veut entendre ses tortionnaires pour leurs mauvais traitements; Simone Gbagbo, affaiblie et isolée,
est toujours déportée à Odiénné. Le président Laurent Gbagbo qui a subi
dans son exil à Korhogo un isolement qui le tuait à petit feu, est depuis lors à
la CPI de La Haye, sans être jugé par une institution accusée par l’Union africaine
de «néocolonialisme judiciaire».
Environ 700 prisonniers politiques, civiles et militaires, pourrissent encore
à la MACA et dans les geôles du régime. La DST continue à tenir au cachot et sous tortures des jeunes Patriotes
comme Charles Blé Goudé ou Jean Yves Dibopieu. La «réconciliation» de Konan
Banny est au mieux impuissante. Quant à la «justice des vainqueurs», elle n’a
inculpé aucun com-zone, tortionnaire, aucun coupable de crimes de guerre ou
de meurtres de civils. Mais le pourrait-elle? Comme Guillaume Soro et ses
chefs de guerre, ce sont les plus sûrs soutiens – et peut-être les seuls - du
régime d’Alassane Ouattara.

NB : le surtitre et le chapeau sont de la Rédaction.
Quelques éléments partiels dans le rapport : « Crise socio-politique en
Cote d’ivoire-violations massives des droits de
l’homme dans l’Ouest de la Cote d’ivoire », février 2003, Abidjan, ministre délégué aux
droits de l‘homme.
Cf « Abidjan brûle- t il ? Ouattara lecteur de Malaparte », Michel Galy,
Afrique Asie, Avril 2011.
Titre du rapport d’Amnesty international, 2011.
Amnesty International, « Côte d'Ivoire. Il est temps de mettre fin au cycle de
représailles et de vengeance », 26 octobre 2012
Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc, la montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2007.