Mediapart: La curieuse convocation judiciaire d’un artiste franco-ivoirien

Par Mediapart - La curieuse convocation judiciaire d’un artiste franco-ivoirien.

Sidiki Bakaba avec Jean-Paul Belmondo dans «Le Professionnel».

Afrique-Enquête

La curieuse convocation judiciaire d’un artiste franco-ivoirien

3 juillet 2016 | Par Fanny Pigeaud

L’artiste franco-ivoirien Sidiki Bakaba est convoqué par la justice française pour meurtre, à la demande de la Côte d’Ivoire. Cette affaire pourrait être liée à son amitié avec l’ex-président Laurent Gbagbo et sentir le règlement de comptes.

Sidiki Bakaba n’en revient pas : cette grande figure de la scène artistique ivoirienne a reçu une convocation de la justice française pour le 6 juillet 2016 « en vue d’une mise en examen », à la demande des autorités judiciaires de la Côte d’Ivoire. Il est accusé de « meurtre, menaces de mort, complicité de violences, voies de fait, atteinte à la liberté individuelle » pour des faits « commis le 8 avril 2011, en tout cas courant 2011 à Abidjan et sur le territoire de Côte d’Ivoire ». Tous ceux qui connaissent bien Sidiki Bakaba s’étranglent de stupeur en découvrant ces charges : pour eux, l’affaire est grotesque. « De victime, je suis donc devenu bourreau ! », dit lui-même Sidiki Bakaba, qui ne voit qu'une explication à cette étrange procédure : il dérange le pouvoir d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire.

Artiste engagé, Sidiki Bakaba, 67 ans, a un parcours qui sort de l’ordinaire. Franco-ivoirien né en Côte d’Ivoire, il est un monument culturel à lui tout seul : depuis 45 ans, il est acteur de cinéma, de théâtre, metteur en scène, réalisateur. En France, il a travaillé avec Patrice Chéreau, Jeanne Moreau, Michel Piccoli, etc. Il a enseigné en France et en Afrique, formé plusieurs générations de comédiens ivoiriens. « C’est l’un des premiers acteurs africains hissés au rang de vedette à l’époque où les réalisateurs étaient les plus mis en valeur », souligne un journaliste qui connaît bien son histoire.
Les années 2000 occupent une place particulière dans la carrière de Sidiki Bakaba. Élu à la présidence de Côte d’Ivoire, en octobre 2000, Laurent Gbagbo lui a proposé de prendre la direction du Palais de la culture d’Abidjan. Gbagbo et Sidiki Bakaba se connaissent depuis longtemps : le premier, féru de littérature et d’histoire, a toujours suivi de près le travail du second. Sidiki Bakaba et son épouse et partenaire de travail, Ayala, d’origine française, ont donc posé leurs valises à Abidjan. Peinture, théâtre, ciné-club, littérature : les Bakaba ont ouvert les portes du Palais de la culture à tous les arts et à tous les publics. Au départ, ils pensaient rester deux ans à la tête de l’institution culturelle.

Mais un événement a tout bouleversé : la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, menée par des ex-soldats ivoiriens originaires du nord du pays, pro-Ouattara et appuyés par le Burkina Faso. S’ils ont échoué à renverser Gbagbo, ces rebelles ont pris le contrôle de 60 % du territoire ivoirien et entretenu un climat de crise pendant les huit années suivantes. Les Bakaba ont décidé de rester en Côte d’Ivoire pour aider à panser les plaies : la culture devait pouvoir aider à reconstruire la paix, pensaient-ils. « Chacun de nos spectacles avait pour objectif de faire comprendre à tous qu’on devait retrouver une Côte d’Ivoire, terre d’espérance », dit aujourd’hui Sidiki. Ayala s’est engagée de son côté dans l’accompagnement d’orphelins rescapés de massacres commis par les rebelles dans l’Ouest : « Il fallait les entourer, leur dire qu’ils n’étaient pas seuls. Pour éviter une nouvelle guerre. »

Pendant ces années troublées, les Bakaba ont travaillé sans censure. « Au contraire, Gbagbo se marrait quand on le fustigeait dans nos créations », précise Sidiki. Il se souvient de ce jour de 2007 où Gbagbo est monté sur scène pour dire son émotion après la représentation d’une pièce de théâtre écrite par l’écrivain ivoirien Bernard Dadié sur Toussaint Louverture : « Il a expliqué au public qu’il avait reconnu certains pans de l’histoire de la Côte d’Ivoire dans la pièce. » Durant cette période, les Bakaba ont aussi assisté à un phénomène inquiétant : « On sentait que la Côte d’Ivoire était travaillée dans ses soubassements par des gens qui voulaient balayer Gbagbo. Une psychose s’installait dans les milieux musulmans. Un film-propagande réalisé par un Belge, Côte d’Ivoire, poudrière identitaire, circulait dans les mosquées, laissant comprendre que la Côte d’Ivoire était à la veille d’un génocide organisé par le pouvoir contre les gens du nord, les musulmans [l’islam est majoritaire dans le nord de la Côte d’Ivoire – ndlr]. On a ainsi intoxiqué une partie de la Côte d’Ivoire en faisant croire que Gbagbo était contre les nordistes et les musulmans. Alors que des postes importants étaient occupés par des gens du nord et que Gbagbo faisait tout pour que chaque religion puisse s’épanouir : chaque année, il a par exemple pris en charge les frais de pèlerinage à La Mecque de milliers de musulmans ivoiriens », dit Sidiki. Qui sait de quoi il parle : il est originaire du nord de la Côte d’Ivoire et musulman. Il a lui-même souffert du concept « d’ivoirité », lancé par le président Henri Konan Bédié dans les années 1990.

Sidiki Bakaba a filmé une partie des événements auxquels il a assisté « pour témoigner ». Le 9 novembre 2004, il était à Abidjan lorsque l’armée française a ouvert le feu sur des civils non armés, tuant plus de 60 personnes. Les heures précédentes, il avait suivi avec sa caméra les manifestants dansant et chantant pour demander à l’armée française de quitter la Côte d’Ivoire, au lendemain du « bombardement de Bouaké ». Un détachement de plusieurs dizaines de chars était alors positionné aux environs de la résidence officielle du chef de l’État, comme s’il se préparait à renverser Gbagbo. Après la fusillade, Sidiki a filmé les morts, les blessés, écouté des jeunes plaidant pour que la France respecte enfin la souveraineté de la Côte d’Ivoire. « Je veux que le monde entier sache que les Blancs ont tué mon enfant », lui a dit la mère d’un jeune homme à la tête explosée par les tirs français. Il a aussi recueilli la parole de Bernard Dadié expliquant : « Notre lutte d’aujourd’hui rejoint celle d’hier : c’est la lutte pour une indépendance totale, pour qu’on ne soit plus les valets des autres. » Sidiki a fait un film avec tous ces éléments, intitulé La Victoire aux mains nues. Mais Gbagbo a refusé qu’il soit diffusé par la télévision ivoirienne : « Il voulait ménager les susceptibilités de ses adversaires, persuadé que c’était le prix à payer pour avoir la paix. » Les Bakaba ont contourné cette décision : le film a été diffusé en Mondovision, et projeté au Palais de la culture d’Abidjan ainsi que dans des festivals consacrés aux droits de l’homme en Europe.

« J’ai écrit au président pour lui dire que j’étais à sa disposition, je n’ai pas eu de réponse »

En octobre 2010, Gbagbo a nommé Sidiki Bakaba ambassadeur. Mais, presque aussitôt, la Côte d’Ivoire a été à nouveau déstabilisée : l’élection présidentielle de novembre 2010 s’est mal finie, Gbagbo a été déclaré vainqueur par le Conseil constitutionnel, tandis que Ouattara a été considéré gagnant par la « communauté internationale ». Lorsque cette crise post-électorale s’est transformée en guerre, Sidiki en a été l’une des nombreuses victimes. Il a d’abord assisté au début des bombardements, à Abidjan, sur la résidence officielle du chef de l’État, où se trouvait Gbagbo : du 4 au 11 avril 2011, des hélicoptères français ont pilonné cette grande bâtisse, située dans la même rue que la maison des Bakaba. Sidiki a repris sa caméra. Il se souvient en particulier des nombreuses femmes rassemblées et chantant autour de la résidence présidentielle pour soutenir Gbagbo, alors que « ça tirait dans tous les sens » et qu’il y avait « des corps partout ».

Le 8 avril 2011, il a participé en plein chaos à une opération de secours de personnalités proches de Gbagbo, menée dans Abidjan par des militaires ivoiriens – l’armée régulière est restée fidèle aux institutions ivoiriennes reconnaissant Gbagbo président. Il a ainsi assisté au sauvetage d’un ex-ministre partisan de Ouattara, Joël N’Guessan, récupéré près de chez lui « dans les broussailles », et amené à la résidence présidentielle. Un neveu de N’Guessan, Stéphane Kipré, par ailleurs gendre de Gbagbo, se trouvait dans le véhicule militaire qui l’a exfiltré. « C’était une opération risquée : il y avait des tirs partout », se souvient Sidiki, qui a vu ensuite Gbagbo accueillant et réconfortant N’Guessan à la résidence.

Le 10 avril 2011, Sidiki avait sa caméra en main et se trouvait à proximité de la résidence présidentielle, quand il a vu un hélicoptère français s’approcher. « Il est descendu très près du sol, je voyais le pilote, et j’ai pensé : “Il est en train de me viser !”. » Bien qu’il ait tenté de se mettre à l’abri dans un poste de garde de la résidence présidentielle, Sidiki a été touché par le tir français : il a eu 27 éclats de morceaux de ferraille plantés dans le corps. « Tous ceux qui se trouvaient avec moi sont morts : ils étaient en morceaux, c’était un cauchemar. » Amené à la résidence dans un état semi comateux, il y a vécu l’intense vague de bombardements de la nuit suivante. Le lendemain, il a vu les soldats de Ouattara arriver, après une opération au sol de l’armée française. Alors que Gbagbo était arrêté avec plus d’une centaine de personnes et que des dizaines d’autres étaient assassinées, Sidiki a été violenté : des combattants lui ont arraché sa montre, planté un couteau dans l’épaule, donné des coups de crosse de kalachnikov à la tête… Il était sur le point de se faire exécuter quand trois militaires français sont intervenus et l’ont sauvé. Il a été hospitalisé pendant dix jours avant d’être, avec l’autorisation du nouveau pouvoir ivoirien dirigé par Ouattara, rapatrié en France, où Ayala était déjà depuis plusieurs mois.

Depuis, les Bakaba n’ont plus rien en Côte d’Ivoire : leur maison a été pillée, puis réquisitionnée par l’État. Leurs comptes en banque ont été gelés pendant plus d’un an : lorsqu’ils ont pu y accéder, l’un d’eux avait été aux trois quarts vidé. Pendant longtemps, ils n’ont pas compris l’attitude des nouvelles autorités ivoiriennes, avec lesquelles Sidiki est resté en contact, persuadé qu’il pouvait jouer un rôle pour la « réconciliation » : elles ont cherché à le faire revenir en Côte d’Ivoire, mais n’ont pas réagi lorsqu’il leur a rappelé qu’il n’avait plus de maison là-bas. Elles l’ont invité à des cérémonies officielles organisées par l’ambassade de Côte d’Ivoire en France, mais aucun des films qu’il a réalisés et dans lesquels il a joué n’a été mentionné lors de la célébration des 50 ans du cinéma ivoirien en 2015. Même chose pour le cinquantenaire du théâtre ivoirien : son nom n’est apparu nulle part comme si on voulait l’effacer de l’histoire culturelle du pays. La Côte d’Ivoire refuse également de reconnaître sa nomination comme ambassadeur, pourtant toujours valable. « J’ai écrit au président de la République pour lui dire que j’étais à sa disposition, je n’ai pas eu de réponse », explique-t-il. Saisies elles aussi, les autorités françaises ont sèchement répondu qu’elles ne pouvaient rien pour lui.

En 2015, les Bakaba ont eu un premier grand choc : Joël N’Guessan, devenu porte-parole du parti de Ouattara, a déclaré devant un tribunal ivoirien que le réalisateur avait filmé, le 8 avril 2011, l’assassinat de ses gardes du corps et l’avait lui-même menacé de mort avec un pistolet ! C’est probablement cette affaire qui est à l’origine, aujourd’hui, de la convocation de la justice française pour ce 6 juillet. Interrogé il y a quelques jours par Jeune Afrique, le ministre ivoirien de la culture a répondu qu’il n’était « pas au courant » de cette procédure judiciaire et pas concerné.
Pour Sidiki Bakaba et ses proches, il n’y a guère de doute : l’affaire vient de très haut. Ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir en Côte d’Ivoire ne semblent pas lui pardonner de continuer à revendiquer son amitié avec Gbagbo, analyse-t-il. Ces dernières années, le réalisateur a dit à plusieurs reprises publiquement que la place de l’ex-chef de l’État n’était pas au centre de détention de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, où il se trouve depuis 2011. « Qui aurait pu imaginer qu’en 2011 un président africain pourrait être extradé et mis en prison ? L’histoire se répète », souligne Sidiki en rappelant le destin de Toussaint Louverture, arrêté sur ordre de Napoléon et déporté. Le comédien ajoute : « Je suis la preuve vivante que ce que les tenants du pouvoir racontent depuis toujours, c’est-à-dire que Gbagbo était contre les gens du nord et les musulmans [c’est aussi la thèse défendue par le procureur de la CPI] est faux ! Ils savent aussi que j’ai été témoin de tout ce qui s'est passé en 2011. » En septembre 2010, bien avant la présidentielle, Ayala Bakaba, alors en France, avait d’ailleurs reçu des menaces de mort par téléphone : « On me disait : “Madame, on sait où vous êtes, on sait ce que vous faites avec votre mari, ne tentez pas de refaire la même chose que La Victoire aux mains nues.” »

En attendant le 6 juillet, Sidiki Bakaba, qui garde des séquelles physiques de 2011, ne peut s’empêcher de lier ses problèmes actuels à ceux vécus par d'autres en Côte d’Ivoire : « Il faut cesser de faire croire que tout va bien en Côte d’Ivoire, de mentir pour faire plaisir aux investisseurs : il faut reconnaître qu’il y a des centaines de prisonniers politiques aujourd’hui. Certains de ceux que je connais qui étaient en exil sont rentrés au pays et se sont fait presque aussitôt arrêter et emprisonner. Comment peut-il y avoir réconciliation dans ces conditions ? Cette situation peut avoir des conséquences terribles pour demain. Je ne reconnais pas cette Côte d’Ivoire divisée. Pour retrouver la paix, il faut aller vers une vraie démocratie. »

Par Fanny Pigeaud

Lire la suite sur... https://www.mediapart.fr/journal/international/030716/la-curieuse-convoc...