Tribune: La République ne nous demande pas d’être des frères ou des amis mais de respecter ses lois et institutions

Par correspondance particulière - De la République et du respect de ses lois et institutions.

Le mois dernier, certains journaux abidjanais nous ont annoncé que des chefs bétés de Gagnoa rencontreraient leur “fils” Dramane Ouattara à Kong pour lui parler de son “frère” Laurent Gbagbo incarcéré à la Haye. En janvier 2013 déjà, Sylvain Miaka Ouretto souhaitait que Dramane Ouattara “écrive pour demander, au nom de la réconciliation, que son frère lui soit ramené, qu’il recoure à une solution politique pour faire revenir son frère, et je dis bien son frère, parce que Laurent Gbagbo est son frère ”. Les notions de fils, de frère et de sœur ont-elles leur place en politique? Peut-on attendre que le citoyen X soit le frère du citoyen Y dans une République digne de ce nom? En transposant des mots appartenant au registre religieux dans le champ politique, ne procède-t-on pas à un mélange et à une confusion des genres?
Jésus a prononcé une parole devenue célèbre à propos des rapports entre Religion et Politique: “Rendez à César ce qui est César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mc 12, 17). Une parole qui voudrait qu’on distingue les deux sphères sans forcément les opposer ou les séparer car Religion et Politique sont appelées à collaborer pour un épanouissement intégral de l’homme ainsi que le montrent les travaux de Pierre Debergé et Hippolyte Simon . Sous cet angle, la question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante: qu’est-ce qui appartient à Dieu et qu’est-ce qui revient à César? Grosso modo et pour résumer l’enseignement de Jésus, Dieu veut qu’on l’aime et qu’on aime le prochain. Voilà pourquoi ceux qui prétendent croire en Lui ont l’obligation de se voir et de se traiter en frères, c’est-à-dire de s’entraider, de partager joies et peines, de se pardonner, etc. S’ils ne vivent pas cela, il sera difficile de les prendre au sérieux. Mais ce n’est pas seulement la crédibilité des disciples du Christ qui est en jeu. Ce qui se joue aussi, c’est leur salut car, de l’avis de Jésus, “ce ne sont pas tous ceux qui me disent ‘Seigneur, Seigneur’ qui entreront dans le Royaume des cieux mais ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux” (Mt 7, 21). Dans un autre passage, il ajoute : “ Siège à ma droite car j’avais faim, j’avais soif, j’étais étranger, malade, en prison, etc. et tu m’as aidé” (Mt 25, 31-46).
En politique, on vient rarement en aide à celui à qui on est opposé pour la simple raison qu’on n’y raisonne pas en termes de frères mais en termes d’adversaires ou de rivaux. Les partis politiques ayant pour finalité de conquérir et d’exercer le pouvoir d’État, on ne devrait pas s’attendre à ce que X soit tendre ou gentil avec Y pendant les campagnes électorales. Il est vrai que la politique n’a rien à voir avec la violence, la mauvaise foi, le mensonge et l’atteinte à l’intégrité physique de l’adversaire, ce qui fait dire à certaines personnes que tous les coups ne sont pas permis dans le combat politique. N’empêche qu’on se tromperait lourdement si on rêvait d’une opposition qui caresse le parti au pouvoir dans le sens du poil ou lui permette de réussir sa mission. On comprend dès lors pourquoi Julien Freund affirme qu’ “il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel ”. La paix avec cet “un ennemi réel ou virtuel” passe nécessairement par sa reconnaissance car on fait la paix non pas avec l’ami mais avec l’ennemi. En 1978, Sadate ne fit pas la paix avec les dirigeants arabes mais avec le Premier ministre israélien Menahem Begin après les accords de Camp David.
Je voudrais y insister: ceux qui cherchent à conquérir ou à conserver le pouvoir ne sont pas des frères ou des amis mais des adversaires. Il peut arriver qu’ils se rencontrent pour échanger sur les questions qui engagent l’avenir du pays mais ils ne sont pas tenus de s’aimer, de se porter mutuellement assistance, de se rendre visite, de manger à la même table, etc. Ils sont, en revanche, obligés de défendre les intérêts du pays, d’en respecter les lois et institutions. Je voudrais m’appesantir sur ce dernier point. Les politiciens, comme tout citoyen, doivent s’efforcer de respecter les règles qui assurent la stabilité et la survie de leur pays. Imaginons un seul instant ce qui serait arrivé en Côte d’Ivoire en 1993 si Laurent Gbagbo et ses camarades du Front populaire ivoirien (FPI) avaient choisi d’ignorer la Constitution ivoirienne qui disait à l’époque qu’en cas de décès, le président de l’Assemblée nationale accédait automatiquement à la magistrature suprême. Et pourtant le FPI n’était pas d’accord avec l’article 7 qui faisait de Konan Bédié le successeur d’Houphouët-Boigny. Le Kenya n’aurait-il pas renoué avec la violence qu’il a connue en 2007 si Raila Odinga avait rejeté le verdict de la Cour suprême kenyane déclarant le 29 mars 2013 qu’il avait perdu la présidentielle face à Uhuru Kenyatta? La France a fait l’économie d’une grave crise politique en 2013 parce que les militants et dirigeants de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) se sont inclinés devant le Conseil constitutionnel français qui refusa le 4 juillet 2013 de valider les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy. Si Dramane Ouattara avait du respect pour les lois ivoiriennes, il ne se serait pas opposé à la décision du Conseil constitutionnel proclamant Laurent Gbagbo vainqueur de la présidentielle de 2010 et n’aurait pas demandé à la France et à l’ONUCI de bombarder la résidence du chef de l’État. En d’autres termes, le dernier scrutin présidentiel ivoirien a dégénéré en tueries et chasse à l’homme parce que le président du Rassemblement des Républicains (RDR) a refusé de se soumettre aux lois ivoiriennes qui stipulent que seul le Conseil constitutionnel est habilité à proclamer les résultats définitifs de l’élection présidentielle. Au recomptage qui aurait épargné des vies humaines et des dépenses inutiles à la Côte d’Ivoire il préféra la guerre. Or, aux dires de Jean-Baptiste Pitiot, jamais “la guerre ne règle définitivement les problèmes politiques posés par l’ennemi ”. Et J. Freund ajoute que “même la défaite totale de l’ennemi continuera à poser des problèmes au vainqueur ”. Laurent Gbabo a donc vu juste le 28 février 2013 à la Haye en lançant cet appel: “Je souhaite que tous les Africains qui me soutiennent, qui se rassemblent devant la prison, dans leur pays, qui marchent pour la démocratie, qu’ils comprennent que le salut, c’est le respect des lois et des Constitutions que nous nous donnons.”
En déplacement à Tunis, le 6 juillet 2013, François Hollande ne manqua pas d’inviter ses compatriotes à respecter celles de la France. Réagissant à la décision des Sages sur les dépenses de campagne de N. Sarkozy, il disait ceci: “Le Conseil constitutionnel doit être respecté, pleinement respecté, entièrement respecté et personne ne peut suspecter, mettre en cause cette institution sans mettre en cause l’ensemble des institutions. Ses décisions s’imposent à tous.” Or il est de notoriété publique que la Côte d’Ivoire et les autres pays de l’Afrique francophone n’ont rien inventé en matière d’institutions. L’on est donc fondé à se demander pourquoi l’ancien Premier secrétaire du Parti socialiste (PS) ne soutint pas le Conseil constitutionnel ivoirien en 2010, pourquoi ce qui était critiqué hier en Côte d’Ivoire est loué aujourd’hui en France, pourquoi Hollande pratique le “deux poids, deux mesures” et, finalement, si la démocratie et les droits de l’homme ne sont pas faits pour les Blancs.
Que Paul Yao N’dré n’ait pas fait les choses dans les normes, que la Constitution ivoirienne ne soit pas irréprochable, j’en conviens entièrement mais je persiste à penser que ce n’est pas en faisant la guerre et en faisant tuer des innocents qu’on parviendra à changer une loi injuste ou mauvaise. Aussi imparfaites soient-elles, les lois sont indispensables à la stabilité d’une société. Quand on estime qu’une loi n’est pas juste et qu’on se dit démocrate, au lieu de prendre les armes, on se bat pour la modifier ou l’abroger. Qui est qualifié pour le faire? Ni les étrangers qui vivent dans le pays ni les pays voisins ni l’ancienne puissance colonisatrice mais le peuple car lui seul est souverain à travers ceux qu’il a élus . Quand les socialistes français ont fait voter la loi sur le mariage des personnes de même sexe, la droite française n’a pas demandé aux États-Unis de larguer des bombes sur le palais de l’Élysée. Elle s’est bornée à promettre que la loi sera abrogée si elle revient aux affaires. Ceux qui en Côte d’Ivoire se targuent d’être les amis de la droite française auraient dû faire de même en 2010. Car ne pas respecter la loi qui est l’expression de la volonté de la majorité en démocratie revient à se mettre hors-la-loi. Sur cette base, devrait être derrière les barreaux non pas celui qui a respecté la Constitution ivoirienne mais celui qui l’a méprisée avant d’appeler la coalition franco-onusienne à tuer les Ivoiriens qui, en se massant autour de la résidence présidentielle, voulaient simplement affirmer que les institutions de leur pays méritent la même considération que celles de l’Occident.
Deux choses pour conclure cette réflexion. Je voudrais d’abord rappeler que la République ne nous demande pas d’être des amis ou des frères, de manger ensemble, de nous entendre ou de nous fréquenter mais de respecter ses lois et institutions car, sans cela, elle court le risque de s’affaisser et de disparaître.
Je voudrais ensuite faire remarquer que l’un des problèmes que nous avons en Côte d’Ivoire et dans les autres pays africains, c’est le non-respect des lois que nous nous sommes données. Si nous voulons arrêter la descente aux enfers de ce continent, si nous ne voulons pas continuer à susciter la pitié des autres peuples, alors nous devons urgemment changer notre fusil d’épaule, c’est-à-dire respecter nos propres lois, même celles qui nous semblent injustes. Au lieu de chercher des tuteurs ou des parrains à l’extérieur, faisons nôtre le mot de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865): “Je crois à l’existence du Peuple comme à l’existence de Dieu. Je m’incline devant sa volonté sainte; je me soumets à tout ordre émané de lui; la parole du Peuple est ma loi, ma force et mon espérance .”

Une contribution de Jean-Claude DJEREKE