TRIBUNE: APRES L'AUDIENCE DE CONFIRMATION DES CHARGES, RADICALISATION OU RETROUVAILLES NATIONALES EN CÔTE D'IVOIRE?

Le 05 mars 2013 par Correspondance particulière - La suite après l’audience de confirmation des charges.

Depuis l’ouverture à la Cour Pénale Internationale (CPI) de l’audience de confirmation des charges dans l’affaire Laurent Gbagbo c. le Procureur, la question de la libération du célèbre prisonnier de Scheveningen rebondit dans les débats.
Certains pensent qu’une confirmation des charges, avec la fixation d’une date de procès suffisamment éloignée, aurait pour conséquence de faire perdre toute illusion d’un retour probable de leur champion sur la scène politique nationale, aux partisans du Président Laurent Gbagbo. Une telle voie faciliterait le dialogue direct FPI-Gouvernement, en amenant le Front Populaire Ivoirien (FPI) à assouplir certaines positions jugées extrémistes.
Disons-le tout net. Cette vision entretient un faux espoir, naïf et vain qui est contredit par l’évolution politique au plan national. En effet, c’est une erreur d’appréciation de ce type qui a amené Ouattara et les siens, à faire transférer le Président Laurent Gbagbo à la Haye. Ils pensaient que ce transfert amènerait les pro-Gbagbo à participer aux élections législatives et faciliterait la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire. En définitive, c’est l’effet contraire que ce transfert a provoqué. Les législatives ont été boycottées par 85% de l’électorat et la réconciliation nationale est plus que jamais hypothéquée en Côte d’Ivoire. Le Président Gbagbo, qui, selon leur projet, devrait être oublié à la suite de son internement à la Haye, est du reste devenue une icône mondiale.
Cette tournure des évènements était prévisible, dans la mesure où le transfert du Président Laurent Gbagbo est apparu à plusieurs personnes comme une grande injustice. Il n’est pas plus coupable que les principaux dirigeants actuels de la Côte d’Ivoire qui sont en liberté, mais qui ont pourtant endeuillé la Côte d’Ivoire dès 2002 à la suite d’un coup d’Etat manqué, qui ont assassiné les 60 gendarmes avec leur famille, qui ont commis le génocide wè, etc. C’est d’ailleurs l’occasion de signaler que ce sentiment d’injustice ne peut s’estomper avec l’arrestation et le jugement de sous-fifres dans le cadre du massacre du camp des déplacés de Nahibly, comme certaines personnes semblent le proposer. Car la CPI juge ceux qui porte la plus lourde responsabilité dans la perpétration des crimes. Dans le camp Ouattara, les deux personnages principaux sont suffisamment connus. Ce sentiment ne peut disparaitre non plus avec la promesse de la mise en œuvre d’une justice séquentielle à la CPI, dont personne ne maîtrise le moment de son effectivité, alors qu’elle aura déjà produit ces effets pervers sur l’autre camp.
Le Président Laurent Gbagbo bénéficie ainsi des réactions d’indignation et de l’affection que l’on éprouve à l’égard de toute personne victime d’une injustice. Après la chute du 11 avril, fruit du « travail des français », cette incarcération en rajoute à un transfèrement perçu comme la déportation d’un autre nationaliste africain par l’impérialisme français, opérée par son préfet des lagunes, après Béhanzin et tous ces autres chefs africains qui s’étaient ouvertement opposés à la pénétration coloniale. Le Président Laurent Gbagbo est devenu aujourd’hui l’icône mondiale de la lutte anti impérialiste qu’une coalition des forces franco-onusiennes a écarté injustement du pouvoir, après l’échec d’un ingénieux plan de fraude électorale. Il est devenu le levain de toutes les luttes pour la souveraineté et la dignité des peuples opprimés.
C’est donc tout naturellement qu’il polarise l’attention, en tant qu’homme public. Qu’il suffise de se souvenir que c’est autour de Nelson Mandela, incarcéré pendant vingt-sept ans par le régime de l’apartheid que la lutte de l’African National Congress (ANC) s’est organisée. C’est pourquoi le politologue français Michel Galy, n’a pas tort d’affirmer que « Gbagbo à la CPI, c’est Mandela à la Haye ». En effet, cette mobilisation internationale autour du Président Gbagbo qui se structure davantage avec le temps tout en bénéficiant de nouveaux appuis, doit être prise comme une donnée persistante, tant que durera son incarcération solitaire et injuste à la Haye.
Dans un tel contexte, on ne peut que mesurer avec beaucoup de responsabilité, les risques de l’ouverture d’un procès dans l’hypothèse d’une confirmation des charges ouvrant la voie à une possibilité de condamnation. Parmi ces risques, l’éventualité d’une radicalisation de la contestation n’est pas à écarter. Outre le sentiment de révolte, d’exaspération et de vengeance qu’une éventuelle condamnation pourrait provoquer, et dont nul ne maîtrise la forme qu’il pourrait prendre, le régime de Ouattara pousse de manière très subtile à une radicalisation, afin d’exécuter son plan secret d’extermination des pro-Gbagbo.
Ce plan consisterait à adopter une posture extrémiste vis-à-vis des revendications du FPI en ne lui concédant rien d’essentiel. Et la condamnation du Président Gbagbo par la CPI serait un élément de ce plan. L’objectif est d’amener une frange du FPI à emprunter le chemin de l’aventure en s’engageant dans une voie de désespoir, violente pour offrir au pouvoir le prétexte d’une répression.
Ce travail d’éradication avait commencé au lendemain de l’arrestation du Président Gbagbo, lorsque, sous le fallacieux prétexte d’un «massacre de yopougon » par les milices pro-Gbagbo, le régime Ouattara s’est livré à une véritable purge qui a décimé une bonne partie des partisans du Président Gbagbo. Il s’est poursuivi à la suite des attaques du dernier semestre de 2012 qui ont été attribuées abusivement aux pro-Gbagbo. Mais, à chaque fois, la répression sauvage qui devrait s’abattre sur les pro-Gbagbo n’a pu connaître l’ampleur envisagée et aller à son terme à cause des réactions négatives des ONG des droits de l’homme. C’est donc le prétexte de la « solution finale » que le régime Ouattara rechercherait à travers une confirmation des charges qui ouvrirait la voie à une condamnation, synonyme d’un éloignement définitif du Président Laurent Gbagbo de la scène politique ivoirienne, et qui provoquerait les actions violentes de l’aile dure du FPI. Cet objectif expliquerait les tergiversations de Ouattara par rapport à la réconciliation. Notamment le fait qu’il n’a même pas attendu la fin du dialogue direct FPI-Gouvernement pour fixer la date des élections locales et qu’il fasse traîner les négociations sur les points de désaccord.

C’est pour éviter de s’engouffrer dans cette issue, pleine d’incertitude, qu’il n’est pas vain d’espérer que puisse prospérer l’autre tendance, qui voit dans la libération du Président Laurent Gbagbo, un espoir de réconciliation nationale. En effet, au-delà des négociations FPI-Gouvernement qui ne devraient être qu’une étape dans la marche en avant de l’histoire de la Côte d’Ivoire, c’est la paix sociale définitive qu’il faut rechercher. Celle-ci ne peut être obtenue, ni par une justice de vainqueurs, ni par une apparente lutte contre l’impunité qui ressemble plus à une répression judiciaire d’adversaires politiques. Une vraie lutte contre l’impunité devrait rechercher, poursuivre et juger des présumés délinquants sans tenir compte de leur appartenance politique. Or, ce n’est pas ce qu’il nous est donné de constater actuellement sous le règne de Ouattara.
Sous cet angle, « libérez Gbagbo » ne doit donc pas être vu comme le leitmotiv d’un clan, mais plutôt comme un programme national de régénérescence de la société ivoirienne. La libération du Président Laurent Gbagbo pourrait être considérée, non seulement comme un acte de justice, mais aussi comme un acte de rassemblement. Le Président Nelson Mandela n’est-il pas sorti de prison pour venir négocier la paix avec le régime vomi de l’apartheid en ouvrant la voie de l’exercice démocratique du pouvoir, par la mise en œuvre de la revendication principale de l’ANC : « un homme, une voix » ?
La libération du Président Laurent Gbagbo offrirait donc une chance pour de véritables retrouvailles nationales en permettant de renouer le fil du « dialogue national » prôné par le père fondateur, le Président Félix Houphouët-Boigny, et du « asseyons et discutons » du Président Laurent Gbagbo qui a permis des accords comme ceux de Pretoria et Ouagadougou et confirmé le choix du FPI pour une voie pacifique de construction de la démocratie.
La vraie question qui mériterait alors d’être posée est celle de savoir si Ouattara peut se présenter comme l’homme de cette perspective pour la Côte d’Ivoire ? Est-il l’homme de la situation ? Est-il capable de conduire un processus de réconciliation nationale ? Personnellement, j’en doute, car le passé belliqueux de Ouattara plaide contre lui. Après avoir revendiqué le coup d’Etat de 1999 contre son allié d’aujourd’hui, Henri Konan Bédié, après avoir profité des dividendes de la rébellion de 2002 et mené une guerre en 2011, pour solder un contentieux électoral qui, ailleurs, a été réglé par un simple recomptage des voix, comment penser qu’un tel homme abandonnerait son penchant naturel pour la violence pour se reconvertir subitement en homme de paix ? Et son programme de « rattrapage ethnique » l’enferme dans les ambitions d’un homme de clan, un défaut que les hommes providentiels n’ont pas, puisque les exigences du consensus suggèrent qu’ils aient une envergure nationale.
Dr Kouakou Edmond
Juriste et consultant