CPI- La Juge Silvia De Gurmendi: « Voici pourquoi je m’oppose à la décision de mes collègues d'ajourner le verdict de la Cour dans l’affaire Laurent Gbagbo »

Par IvoireBusiness – Juge Silvia Fernandez de Gurmendi « Voici pourquoi j’ai une opinion dissidente de celle de mes collègues ».

COUR PÉNALE INTERNATIONALE – AFFAIRE GBAGBO CONTRE LE PROCUREUR BENSOUDA.

ICC/CPI -02/11-01/11 1/22 3 juin 2013
Opinion dissidente de la juge Silvia Fernández de Gurmendi

VERSION FRANÇAISE [OFFICIEL]

1. Je ne suis pas en mesure de me rallier à la décision de mes collègues d’ajourner l’audience de confirmation des charges et de demander au Procureur d’envisager d’apporter des éléments de preuve supplémentaires ou de procéder à de nouvelles enquêtes.

2. Je reconnais que l’ajournement de l’audience prévu à l’article 61-7-c-i du Statut est une manière de procéder valable, que les chambres préliminaires sont tenues d’envisager dans certaines circonstances, dans le cadre du mandat qui est le leur de contribuer à la manifestation de la vérité. Cependant, pour les raisons exposées dans la présente opinion, je ne peux souscrire aux termes de l’ajournement
tel que formulé par mes collègues en l’espèce, car il suppose d’adopter une interprétation que je ne partage pas s’agissant du rôle de la Chambre préliminaire et des règles applicables en matière de procédure et de fond.

3. Premièrement, j’estime qu’en décidant que les éléments de preuve sont insuffisants et ne permettent pas de déterminer si les charges doivent être confirmées ou rejetées, la Majorité s’est fondée sur une interprétation extensive de la norme d’administration de la preuve applicable au stade de la confirmation des charges, une interprétation qui dépasse ce qui est exigé par le Statut et même ce qui est autorisé par celui-ci.

4. Deuxièmement, je ne suis pas d’accord avec les conclusions de la Majorité s’agissant des faits et circonstances devant être prouvés conformément à la norme d’administration de la preuve applicable. La décision de la Majorité révèle une certaine conception du droit applicable aux crimes contre l’humanité, conception qui selon moi ne trouve aucun fondement dans le Statut. Plus précisément, je ne suis pas
d’accord avec l’interprétation que font mes collègues de la manière dont les actes ou « événements » particuliers se rapportent à l’« attaque » lancée contre la population civile et de la condition d’existence d’une politique, inscrite l’article 7 du Statut. Cette interprétation, considérée séparément et en conjonction avec la conception de la norme d’administration de la preuve développée par la Majorité, semble être au cœur de la conclusion selon laquelle les éléments de preuve seraient insuffisants et donc l’ajournement de l’audience nécessaire.

5. Troisièmement, je ne suis pas d’accord avec les termes de la demande faite au Procureur, en ce qui concerne tant la liste de « points » ou « questions » soulevés par mes collègues que l’instruction de déposer une version modifiée du document de notification des charges. Selon moi, cette liste n’est ni pertinente ni appropriée lorsqu’il s’agit de prouver ou réfuter les charges, et je considère qu’en demandant au
Procureur de présenter une version modifiée du document de notification des charges, la Chambre préliminaire a outrepassé ses pouvoirs, puisque sa demande dépasse le rôle et les fonctions que lui assigne le Statut.
I. Norme d’administration de la preuve

6. La Majorité énonce correctement la norme d’administration de la preuve que doit appliquer la Chambre lors de la confirmation des charges conformément à l’article 61-7 du Statut. Elle rappelle notamment que les chambres de première instance ont toujours jugé que la charge de la preuve pesant sur le Procureur oblige ce dernier « à apporter des éléments de preuve concrets et tangibles, montrant une
direction claire dans le raisonnement supportant [les] allégations spécifiques».

7. Cependant, tout en paraissant donner son accord de principe à cette jurisprudence constante, la Majorité reconnaît en fait explicitement que dans son appréciation des éléments de preuve produits par le Procureur, elle préfère s’écarter de l’approche existante. Elle reconnaît que par le passé, la jurisprudence « a pu sembler plus clémente » à cet égard, et c’est précisément pour cette raison que, « par souci d’équité », elle se dit « disposée » à accorder au Procureur « un peu plus de temps » pour présenter ou réunir des éléments de preuve supplémentaires . Mes collègues estiment en effet qu’au vu de la jurisprudence antérieure, « le Procureurn’a peut-être pas jugé nécessaire en l’espèce de présenter tous ses éléments de preuve ou de pratiquement terminer son enquête ». Pour expliquer ce nouveau
départ, la Majorité souligne que cette « jurisprudence […] plus clémente » avait été établie « avant les [deux] arrêts […] de la Chambre d’appel » qui, à son avis, modifient la jurisprudence antérieure des chambres préliminaires et obligent le Procureur à : i) « présenter tous ses éléments de preuve » ; ii) « pratiquement terminer son enquête » ; et iii) « présenter les moyens à charge les plus
solides possibles ».

8. Je ne suis pas d’accord avec mes collègues sur ce point. Pour commencer, je constate que leur décision d’accorder au Procureur plus de temps pour lui permettre de s’adapter à des règles supposément nouvelles et tirées d’arrêts de la Chambre d’appel intervient à un stade plutôt tardif du processus. Les deux arrêts sur lesquels se fonde la Majorité ont été rendus en mai 2012 par la Chambre d’appel dans les affaires Le Procureur c. Francis Kirimi Muthaura, Uhuru Muigai Kenyatta et Mohammed Hussein Ali et Le Procureur c. Callixte Mbarushimana, et le Procureur aurait donc eu largement le temps de se rendre compte, avant le dépôt du document de notification des charges et de l’inventaire des preuves le 17 janvier 2013, que des ajustements étaient attendus de lui.

9. Mais surtout, je ne crois pas, contrairement à mes collègues, que ces deux arrêts aient eu une quelconque incidence sur la jurisprudence antérieure en la matière. Je m’oppose en particulier à l’interprétation des arrêts de la Chambre d’appel et aux présomptions qui en ont été dérivées par mes collègues. Je suis convaincue que cette interprétation et ces présomptions les ont conduits à comprendre la norme d’administration de la preuve d’une manière qui n’est pas compatible avec l’objet et le but de l’audience de confirmation des charges.

10. Dans l’arrêt rendu dans l’affaire Muthaura, Kenyatta et Ali, la Chambre d’appel a conclu que les éléments contextuels des crimes en cause relevaient du fond de l’affaire et devaient donc être prouvés conformément à la norme des « motifs substantiels de croire ». Je ne vois pas en quoi cet arrêt contredirait la jurisprudence antérieure de la Cour. À ma connaissance, aucune chambre préliminaire de la Cour n’a encore manqué d’appliquer la norme des « motifs substantiels de croire » aux faits et circonstances sous-tendant les éléments contextuels des crimes contre l’humanité. Dans son arrêt, la Chambre d’appel a rejeté une proposition d’interprétation différente selon laquelle les éléments contextuels devaient être prouvés conformément à une norme plus exigeante, celle de la « certitude ». Elle a conclu que la chambre préliminaire avait effectivement eu raison d’appliquer aussi aux éléments contextuels des crimes la norme des « motifs substantiels de croire »

11. Je souscris sans réserve à la jurisprudence antérieure des chambres préliminaires, à l’arrêt rendu par la Chambre d’appel dans l’affaire Muthaura, Kenyatta et Ali, de même qu’à la position de mes collègues selon laquelle les éléments contextuels doivent, comme les autres points de fond de l’affaire, être prouvés conformément à la norme des « motifs substantiels de croire ». À cet égard, et comme il ressortira de la section II ci-dessous, mon désaccord avec la Majorité porte sur un aspect totalement différent, quoique fondamental, à savoir la conception qu’elle se fait de la manière dont ces éléments contextuels sont à établir en fait et en droit.

12. De même, je ne vois aucun revirement jurisprudentiel dans l’arrêt rendu dans l’affaire Mbarushimana. La Chambre d’appel y avait conclu ce qui suit : [TRADUCTION] Comme l’a indiqué précédemment la Chambre d’appel, l’enquête devrait être pratiquement terminée au stade de l’audience de confirmation des charges. La plupart des éléments de preuve devraient donc être disponibles, et il appartient au Procureur de les présenter à la Chambre préliminaire

13. Comme je l’ai déjà indiqué, c’est en se fondant sur cette déclaration que mes collègues présument que le Procureur doit maintenant « présenter tous ses éléments de preuve » et qu’il « [a présenté] les moyens à charge les plus solides possibles sur la base d’une enquête pratiquement terminée ».

14. J’ai souscrit à cette déclaration en ma qualité de membre ad hoc de la Chambre d’appel dans le cadre de l’appel interjeté dans l’affaire Mbarushimana. J’estime toutefois que la Majorité interprète erronément l’arrêt en question, qui, selon moi, n’indique aucun revirement jurisprudentiel. Ainsi qu’il est explicitement précisé dans la déclaration même sur laquelle mes collègues ont tant mis l’accent et dans la note de bas de page correspondante, la Chambre d’appel n’a fait que rappeler la jurisprudence qu’elle a élaborée dans l’affaire Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo. Dans cette affaire, tout en affirmant qu’« idéalement, il serait préférable que l’enquête soit terminée avant l’audience de confirmation des charges », la Chambre d’appel avait expressément déterminé que « le Statut ne l’exige pas » et que « [l]’enquête du Procureur peut se poursuivre après l’audience de confirmation des charges». Je fais également observer que, dans l’arrêt rendu dans l’affaire Lubanga, la Chambre d’appel avait reconnu que « la norme
d’administration de la preuve applicable à l’audience de confirmation des charges […] est moins stricte que celle exigée pour une déclaration de culpabilité […] et il peut y être satisfait avant la fin de l’enquête ».

15. Même s’il est préférable que l’enquête soit, dans l’idéal, pratiquement terminée avant la confirmation des charges, j’estime qu’il est problématique qu’un objectif de politique ait été transformé par la Majorité en exigence légale, ce qui ne saurait survenir sans amendement du cadre légal.

16. Je ne peux donc m’associer à mes collègues lorsqu’ils concluent qu’une supposée obligation pour le Procureur de pratiquement terminer l’enquête impose de présumer que celui-ci a présenté tous ses éléments de preuve ou les moyens à charge les plus solides possibles.

17. Au regard des textes applicables, j’estime de surcroît que cette conclusion ne constitue même pas un corollaire nécessaire de la première prémisse, même si celleci était avérée. En effet, même lorsqu’il a terminé une enquête, le Procureur n’est pas légalement tenu de soumettre à la Chambre tous ses éléments de preuve ou de lui présenter « les moyens à charge les plus solides possibles».

18. Nombre de bonnes raisons peuvent expliquer que le Procureur choisisse ne pas se fonder sur des éléments de preuve donnés, même lorsqu’ils revêtent une importance particulière. Certaines raisons tenant à la protection de la sécurité et du bien-être physique et psychologique de victimes, de témoins ou d’autres personnes courant un risque en raison des activités de la Cour peuvent, selon les circonstances
de l’affaire, justifier l’expurgation de déclarations de façon à en supprimer des passages substantiels, la non-communication de l’identité de témoins ou de sources d’informations figurant dans des éléments de preuve documentaires ou la mise àl’écart d’éléments de preuve en raison de la nécessité de prendre des mesures de protection particulièrement lourdes, jugées disproportionnées, tant qu’il n’est pas certain qu’un procès se tiendra.

19. Quelle qu’en soit la raison, le choix de ne pas communiquer certaines pièces ou de les présenter sous forme de résumés demeure conforme à l’article 61-5 du Statut. Dans l’arrêt Mbarushimana, la Chambre d’appel a en effet réaffirmé qu’au vu de cette disposition, le Procureur « n’est pas tenu de présenter plus d’éléments de preuve qu’il n’est nécessaire pour satisfaire à la norme des motifs substantiels de croire ». Aux termes de l’article 61-5 du Statut, « le Procureur étaye chacune des charges avec des éléments de preuve suffisants pour établir l’existence de motifs substantiels de croire que la personne a commis le crime qui lui est imputé » [non souligné dans l’original]. Selon cette même disposition, aux fins de l’audience de confirmation des charges, le Procureur « peut se fonder sur des éléments de preuve sous forme de documents ou de résumés et n’est pas tenu de faire comparaître les témoins qui doivent déposer au procès ».

20. En fait, les travaux préparatoires montrent que donner à la Chambre accès à l’ensemble du dossier du Procureur a été jugé non seulement pas nécessaire mais également pas souhaitable en raison des retards inutiles qui s’ensuivent « si les éléments de preuve recueillis sont trop nombreux».

21. Il est donc clair que, tant par leur volume que par leur qualité, les éléments de preuve reçus par la Chambre préliminaire peuvent différer de ceux qui seront présentés au procès. Rien dans le système juridique de la Cour n’empêche le Procureur de se fonder au procès sur des éléments de preuve qui n’ont pas été invoqués aux fins de l’audience de confirmation des charges. Partant, il appartient à la Chambre non pas de se demander spéculativement si elle a reçu tous les éléments de preuve ou les éléments « les plus solides possibles » mais seulement d’apprécier si elle dispose d’éléments de preuve suffisants pour conclure à l’existence de motifs substantiels de croire que la personne a commis le crime qui lui est imputé.

22. En ce qui concerne les types de preuves pouvant être exigés pendant la phase préliminaire, si la Majorité « n’oublie pas que le Procureur a le droit de “se fonder sur des éléments de preuve sous forme de documents ou de résumés et [qu’il] n’est pas tenu de faire comparaître les témoins qui doivent déposer au procès” », elle précise cependant que « [l]e fait que pendant le processus de confirmation, le
Procureur soit autorisé à présenter la plupart si ce n’est toutes ses preuves sous forme de documents n’amoindrit […] pas les déficiences intrinsèques caractérisant [certains types de preuves] » Exposant « sa position générale par rapport à certains types d’éléments de preuve », elle annonce sa préférence pour certains types de preuves. Elle déclare notamment : « il est préférable […] de dispose[r] d’autant de preuves médico-légales et matérielles que possible […], [l]eur authenticité dev[ant] être établie en bonne et due forme et leur filière de conservation et de transmission devant être claire et préservée» ; [q]uant à la preuve testimoniale, elle devrait, dans la mesure du possible, être fondée sur les observations directes et personnelles du témoin; « [c]haque fois que possible, il faudrait éviter de se fonder sur de[s] […] preuves par ouï-dire » ; « il est très problématique que la Chambre elle-même ne connaisse pas la source de l’information et soit privée d’informations vitales sur la source de l’élément de preuve [car], [e]n pareil cas, la Chambre n’est pas en mesure d’apprécier la fiabilité de la source, ce qui la met dans l’impossibilité de déterminer la valeur probante à accorder aux informations» ; « [les rapports d’ONG et articles de presse] ne peuvent en aucune façon être présent[és] comme le résultat d’une enquête complète et en bonne et due forme menée par le Procureur conformément à l’article 54-1-a du Statut [et] ils ne constituent pas normalement un substitut valide au type de preuves nécessaires pour la confirmation des charges conformément à la norme d’administration de la preuve applicable ». De plus, la Majorité indique
explicitement qu’elle « [n’est] pas disposée à accepter des allégations uniquement étayées par des ouï-dire anonymes tirés de preuves documentaires ».

23. Il n’est pas nécessaire, aux fins de la présente opinion, d’analyser dans le détail ces affirmations de la Majorité, dont les carences ne peuvent être véritablement appréciées que face à des éléments de preuve concrets. Il suffira d’indiquer à ce stade que je ne suis pas convaincue par l’approche générale qu’ont retenue mes collègues. J’estime qu’une telle approche compromet tant la flexibilité qui doit prévaloir à toutes les phases de la procédure s’agissant de l’appréciation des éléments de preuve que la possibilité pour le Procureur de se fonder uniquement sur des éléments de preuve sous forme de documents ou de résumés.

24. En effet, les auteurs du Statut ont fait le choix délibéré d’une approche flexible quant aux éléments de preuve, en se gardant d’élaborer des règles spécifiques d’administration de la preuve. À l’exclusion limitée de certains types d’éléments de preuve visés à l’article 69-7 du Statut, le cadre juridique de la Cour permet l’admission de tous les types d’éléments de preuve, dont les preuves directes, les
preuves indirectes et les preuves indiciaires. La valeur probante de chacun des éléments de preuve dépendra des circonstances concrètes qui l’entourent. La règle 63-2 du Règlement de procédure et de preuve (« le Règlement ») donne d’ailleurs à la Chambre le pouvoir d’évaluer librement, c’est-à-dire sans règles formelles d’administration de la preuve, tous les éléments de preuve qui lui sont présentés, et la règle 63-4 du Règlement lui interdit d’imposer une obligation juridique de corroboration.

25. Comme je l’ai indiqué plus haut, l’approche adoptée par mes collègues est particulièrement problématique dans le cadre de l’audience de confirmation des charges, au regard tant de l’article 61-5 du Statut (qui dispose clairement que le Procureur peut se fonder exclusivement sur des éléments de preuve sous forme de documents ou de résumés) que, plus généralement, de l’objectif limité de l’audience de confirmation des charges. J’estime que les chambres préliminaires ne devraient à aucun moment aller au-delà de leur mandat en procédant de façon prématurée à une analyse approfondie de la culpabilité du suspect, comme cela a déjà été dit. De surcroît, elles ne devraient pas s’efforcer de déterminer si les éléments de preuve sont suffisants pour justifier une déclaration de culpabilité par la suite

26. Comme l’ont rappelé à juste titre mes collègues, la norme des « motifs substantiels de croire » doit être comprise à la lumière de la fonction de gardien assignée à la Chambre préliminaire dans le but de distinguer les affaires devant être renvoyées en jugement de celles qui ne devraient pas l’être, permettant ainsi une économie des moyens judiciaires, notamment J’estime que les chambres préliminaires doivent exercer cette fonction de gardien avec la plus grande prudence, en ne perdant pas de vue l’objectif limité de l’audience de confirmation des charges. Non seulement une interprétation extensive de leur rôle ne trouve aucun fondement en droit, elle affecte aussi toute l’architecture du systèmeprocédural de la Cour et peut, par voie de conséquence, empiéter sur les fonctions des juges de première instance, entraîner la duplication d’efforts, et compromettre au final l’efficacité judiciaire que les chambres préliminaires sont appelées à garantir.

27. À cet égard, je suis troublée par les présomptions sur la base desquelles mes collègues estiment que les chambres préliminaires doivent s’acquitter de leur mandat, ainsi que par l’approche qu’ils ont adoptée quant aux éléments de preuve, telle que décrite plus haut. Selon moi, elles sont susceptibles d’être comprises comme un encouragement implicite au Procureur de produire autant d’éléments de preuve
que possible – des témoignages à l’audience – en vue d’assurer la confirmation des charges, ce qui obligerait la Défense à en faire autant à son tour.

28. Un tel encouragement va à l’encontre des efforts déployés jusqu’à présent par les chambres préliminaires pour décourager les témoignages à l’audience, y compris en l’espèce , et il pourrait aboutir à une prolongation de la phase préliminaire, déjà trop longue, en donnant notamment naissance à des processus plus complexes pour ce qui est de la communication des pièces, des expurgations et des mesures de protection, au détriment du droit du suspect à être jugé sans retard excessif. En somme, l’approche retenue par mes collègues pourrait finir par réintroduire par une voie détournée le « mini-procès » ou « procès avant le procès » que les auteurs du Statut et d’autres chambres de la Cour souhaitaient tant éviter
II. Faits et circonstances à prouver

29. Comme je l’ai relevé plus haut, la Majorité considère, et je suis totalement d’accord avec elle sur ce point, que la norme d’administration de la preuve requise doit être appliquée de la même façon à tous les « faits et circonstances » décrits dans les charges, qu’ils portent sur les crimes reprochés eux-mêmes, sur la responsabilitépénale du suspect ou sur les éléments contextuels.

30. Comme l’ont régulièrement fait observer d’autres chambres de la Cour, dansle cadre instauré par le Statut et le Règlement, les « charges » se composent des faits et circonstances qui y sont décrits (élément factuel) et de leur qualification juridique (élément juridique).

31. Aux termes de l’article 61-7 du Statut, la Chambre préliminaire « détermine s’il existe des preuves suffisantes donnant des motifs substantiels de croire que la personne a commis chacun des crimes qui lui sont imputés ». L’article 74 du Statut dispose que la décision de la Chambre de première instance sur la culpabilité de l’accusé « ne peut aller au-delà des faits et des circonstances décrits dans les charges ».

32. Ce que l’article 61-7 du Statut impose à la Chambre préliminaire, c’est d’analyser si, pris dans leur ensemble, les éléments de preuve disponibles démontrent suffisamment que les faits et circonstances décrits dans les charges ont été prouvés conformément à la norme applicable.

33. Il est incontestable que l’expression « faits et circonstances décrits dans les charges » ne renvoie pas à tous les faits contenus dans le récit proposé dans le document de notification des charges ou débattus d’une manière ou d’une autre à l’audience de confirmation des charges. La Chambre d’appel l’a confirmé, en déclarant que les faits et circonstances décrits dans les charges doivent être distingués des éléments de preuve produits par le Procureur, ainsi que des informations éclairant le contexte et autres informations figurant dans le document de notification des charges, mais sans déterminer « [TRADUCTION] dans quelle mesure l’expression “faits et circonstances décrits dans les charges”, prise dans son ensemble, devait s’interpréter au sens strict ou au sens large».

34. Les faits et circonstances décrits dans les charges doivent en particulier être distingués des faits qui ne sont pas décrits dans les charges mais dont on peut déduire les faits et circonstances des charges. Cette distinction semble importante, spécialement du point de vue de la norme d’administration de la preuve applicable et de la délimitation claire des paramètres factuels de l’affaire. Sur la base de chacune des charges telles que présentées par le Procureur, il convient en effet de tirer une ligne claire entre les faits et circonstances qui sont « décrits dans les charges » et ceux qui ne sont pas « décrits dans les charges », puisque seuls les premiers doivent être prouvés conformément à la norme des « motifs substantiels de croire ».

35. Dans la pratique, il n’a pas été facile de savoir où placer la ligne et la controverse s’est poursuivie même après le prononcé de décisions relatives à la confirmation des charges. Instruite par les problèmes passés, la Chambre s’est efforcée de clarifier les choses en l’espèce en demandant au Procureur de présenter un document de notification des charges dans lequel les faits et circonstances des charges seraient clairement distingués des autres faits allégués. Le Procureur s’estexécuté en présentant des charges dans lesquelles tous les faits reprochés au suspect étaient allégués aux sections H et I du document de notification des charges, séparément des autres, dont un certain nombre de faits sur lesquels il se fonde pour prouver une ou plusieurs des allégations factuelles décrites dans les charges. C’est sur la base de ces charges, telles que décrites par le Procureur, que la Défense a finalement présenté l’inventaire de ses éléments de preuve et que l’audience de confirmation des charges s’est tenue, sans opposition de la Chambre.

36. La Majorité affirme maintenant que « les événements particuliers évoqués par le Procureur à l’appui de l’allégation d’“attaque lancée contre une population civile ˝ font partie des faits et circonstances visés à l’article 74-2 du Statut et doivent par conséquent être prouvés conformément à la norme applicable, celle des “motifs substantiels de croire” En outre, elle demande même que le Procureur inclue ces
faits parmi les faits et circonstances des charges dans le nouveau document modifié de notification des charges qu’il doit présenter

37. Je ne suis pas d’accord avec mes collègues sur ce point. Je suis d’avis qu’en introduisant la notion d’« événements » et en lui appliquant la norme d’administration de la preuve applicable, la Majorité commet une erreur d’interprétation de l’article 7 du Statut.

38. L’article 7-1 du Statut requiert que les crimes contre l’humanité soient commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Aux termes de l’article 7-2, deux conditions cumulatives doivent être remplies pour établir l’existence d’une « attaque lancée contre une population civile » : i) il doit exister un comportement qui
consiste en la commission multiple d’actes contre la population civile ; et ii) le comportement doit être exercé en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. Une telle attaque doit ensuite pouvoir être qualifiée de « généralisée » ou de « systématique », tandis que les actes spécifiquement reprochés doivent s’être inscrits « dans le cadre » de
l’attaque, et que le suspect doit avoir agi en connaissance de l’attaque. Étant donné qu’il s’agit là des éléments contextuels des crimes contre l’humanité, la Chambre est tenue, conformément à l’article 61-7 du Statut, de statuer sur les allégations de fait les sous-tendant.

39. Ces éléments contextuels sont actuellement exposés aux paragraphes 97 et 105 du document de notification des charges mais le Procureur a fait référence, dans d’autres sections de ce document ainsi qu’à l’audience, à un certain nombre d’autres faits en vue de prouver un ou plusieurs des faits essentiels décrits dans les charges, y compris les éléments contextuels des crimes en cause. Point crucial, il relate aux paragraphes 23 à 29 du document de notification des charges une série de faits caractérisés par des actes de meurtre, de viol, d’atteinte à l’intégrité physique et de privation de liberté physique. L’inventaire des preuves du Procureur comporte des références spécifiques aux éléments de preuve qui étayent les allégations concernant ces séries de faits . À l’audience, le Procureur a fait une présentation décrivant 45 « événements », dont les quatre au cours desquels se seraient déroulés les crimes
spécifiquement reprochés à Laurent Gbagbo.

40. La Majorité considère que ces 45 « événements », qui ne figurent même pas entant que tels dans le document de notification des charges, constituent désormais l’« attaque lancée contre une population civile » Comme je l’ai déjà indiqué, elle considère qu’ils doivent être inclus au nombre des faits de l’espèce reprochés au suspect et devant être prouvés conformément à la norme applicable. Je suis d’un autre avis. Le Procureur doit prouver l’existence d’une « attaque » car c’est là l’élément contextuel des crimes contre l’humanité. Il doit également prouver, conformément à la norme applicable, les crimes sous-jacents qui sont imputés à Laurent Gbagbo et qui auraient été commis lors de quatre des 45 « événements ».

41. Les « événements » restants ne sont ni des éléments contextuels ni des actes sous-jacents visés à l’article 7-1-a du Statut. Il ne s’agit pas de faits sous-tendant les éléments des crimes contre l’humanité et à mon sens, ils ne servent qu’à établir, en conjonction avec tous les éléments de preuve disponibles, l’existence de l’attaque et/ou sa nature généralisée ou systématique.

42. Le terme « événement » n’a pas non plus de signification juridique particulière, même s’il peut présenter un certain intérêt pratique dans le cadre de l’analyse des éléments de preuve et de l’élaboration d’un récit des faits pertinents, en ce qu’il dénote une série de faits caractérisée par certains paramètres temporels et territoriaux. L’exercice d’élaboration des « événements » relevant de l’interprétation
des éléments de preuve, il est arbitraire par nature, et des « événements » plus ou moins larges pourront être déduits des mêmes éléments de preuve.

43. En ce sens, le terme « événement » ne saurait donc être assimilé à la notion statutaire d’« actes visés au paragraphe 1 à l’encontre d’une population civile quelconque » et rien dans l’article 7-2 du Statut n’exige qu’une attaque contre une population civile comprenne soit un événement spécifique soit « un nombre suffisant d’événements ». D’ailleurs, le terme « comportement » figurant à l’article 7-2-a du Statut montre clairement qu’une « attaque » n’est pas l’agrégat mécanique d’un certain nombre d’« événements ».

44. Par conséquent, le Procureur n’est pas tenu d’alléguer chacun de ces « événements » en tant que partie intégrante des faits et circonstances des charges, comme le lui demande la Majorité Il doit plutôt alléguer l’existence d’une« attaque », au sens de comportement impliquant la commission de multiples actes, �
charge pour la Chambre de statuer conformément à la norme d’administration de la preuve applicable et sur la base de tous les éléments de preuve pertinents. Les éléments de preuve permettant de prouver l’attaque ne sont pas forcément et uniquement liés à des « événements » distincts. Au contraire, d’autres preuves pertinentes pouvant tout aussi bien étayer l’allégation d’attaque au sens de l’article 7-2-a du Statut pourraient porter sur la situation générale dans la région considérée ou sur un degré certain de planification et de coordination de l’attaque.

45. Les Chambres de la présente Cour n’ont jamais analysé la notion d’« attaque » comme comprenant un certain nombre d’« événements » devant être prouvés distinctement les uns des autres. Elles ont apprécié à sa juste valeur la nécessité de considérer tous les actes pertinents en conjonction avec tous les autres éléments de preuve disponibles, afin d’étayer dans son ensemble l’existence d’une attaque ou d’un
comportement, décrits comme « une campagne ou […] une opération dirigée contre la population civile». Dans la décision qu’elle rend aujourd’hui, la Majorité s’écarte de cette interprétation sans fournir la moindre explication.

46. Il ressort de la Décision que la Majorité entend également déterminer si chaque « événement » distinct est une partie constitutive de l’attaque, en déterminant si ledit événement s’est produit en application ou dans la poursuite de la « politique » exigée à l’article 7-2-a du Statut. À cet égard, mes collègues déclarent que les éléments de preuve présentent des faiblesses telles « qu’il est difficile pour la
Chambre de déterminer si les auteurs ont agi en application ou dans la poursuite d’une politique d’attaque d’une population civile, comme le requiert l’article 7-2-a du Statut». La Majorité a spécifiquement réclamé au Procureur des éléments de preuve supplémentaires relativement à la question de savoir si, pour chacun des événements, les auteurs matériels agissaient en application ou dans la poursuite de la politique alléguée

47. Je crains là encore d’être en désaccord avec mes collègues. Outre les arguments déjà avancés à propos de la notion d’« événement », il ressort clairement de l’article 7-2-a du Statut que c’est l’« attaque » qui doit être commise en application ou dans la poursuite de la politique, non pas des « actes » particuliers et certainement pas des « événements », notion inconnue en droit

48. Je note que la question a été débattue pendant les négociations du Statut de Rome, à l’issue desquelles la formulation « policy to commit such attack » [en français, « politique ayant pour but une telle attaque »] a fini par remplacer une formulation antérieure, « policy to commit those acts » [en français « politique ayant pour but ces actes »] . On pourrait soutenir qu’une fois l’existence de
l’attaque établie, les actes sous-tendant cette attaque sont eux aussi une manifestation de la politique. Cependant, ce serait une erreur, du point de vue tant juridique que méthodologique, que de tenter d’évaluer l’exigence d’existence d’une politique à l’égard d’actes distincts ou d’« événements », plutôt qu’à l’égard de l’attaque dans son ensemble. Si l’existence de la politique peut ressortir de la
manière dont les événements se produisent généralement sur le terrain peut-être impossible d’établir un lien entre des actes pris isolément et la politique. Une approche fragmentaire des faits et des preuves n’est tout simplement pas indiquée pour évaluer des formes systémiques de criminalité.
III. Teneur de la demande adressée au Procureur par la Majorité

49. Compte tenu des conditions juridiques posées à l’article 7 du Statut et de l’objet et du but limités de l’audience de confirmation, je considère que les éléments de preuve supplémentaires demandés ne sont ni appropriés ni pertinents pour prouver les charges telles que formulées par le Procureur.

50. Dans le droit fil de ce qui précède, je ne suis pas non plus d’accord pour demander au Procureur de présenter un nouveau « document modifié de notification des charges, exposant en détail et avec précision les faits de l’espèce, y compris tous les événements constituant les éléments contextuels des crimes contre l’humanité
». Comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas d’accord pour dire que ces « événements » constituent les éléments contextuels des crimes poursuivis. Surtout, je ne crois pas que la Chambre ait le pouvoir de façonner les allégations factuelles des charges ou de demander au Procureur de reformuler les charges pour qu’elles correspondent à sa conception de l’affaire.

51. À mon sens, les instructions formulées par la Majorité reviennent à demander au Procureur de modifier les charges, chose que la Chambre ne peut faire que de façon limitée en vertu de l’article 61-7-c-ii du Statut. Cette disposition permet effectivement à la Chambre de demander au Procureur d’envisager de modifier les charges, mais uniquement en ce qui concerne la qualification juridique des faits. Elle
ne permet pas à la Chambre de participer à la sélection, par le Procureur, des faits à poursuivre. En somme, c’est au Procureur et non à la Chambre qu’il appartient de sélectionner les moyens à charge et leurs paramètres factuels. La Chambre préliminaire n’est pas une chambre d’instruction et n’a pas mandat pour diriger les enquêtes du Procureur.

52. En conclusion, pour les raisons que j’ai données, je suis en désaccord avec la décision d’ajourner l’audience de confirmation des charges prise ce jour par mes collègues en vertu de l’article 61-7-c-i du Statut.

[signé] Mme la juge Silvia Fernández de Gurmendi.
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Fait le 3 juin 2013
À La Haye (Pays-Bas)
ICC-02/11-01/11-432-Anx-Corr-tFRA 19-06-2013 22/22 RH PT