Côte d'Ivoire : LA VOIX CACHÉE DU TIERS DANS L’ALLOCUTION A LA NATION D’ALASSANE OUATTARA, Par Pr Eblin Fobah

Par IvoireBusiness/ Débats et Opinions - Côte d'Ivoire. LA VOIX CACHÉE DU TIERS DANS L’ALLOCUTION A LA NATION D’ALASSANE OUATTARA, Par Pr Eblin Fobah.

Fête nationale 58 An d'independance. Le Président Alassane Ouattara lors de son discours à la nation le 06 août 2018.

La rhétorique est la négociation de la distance entre des individus à propos d’une question donnée. […] Négocier une distance signifie qu’on la traite, qu’on l’élabore, qu’on y réfléchisse activement, que le rapport à l’autre soit l’objet de toute notre attention. Michel Meyer
Un discours est toujours, dans une certaine mesure, une réaction à des discours préalables réels ou supposés. Manuel Fernandez

A la veille de la célébration du jour marquant l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance, le Président Alassane Ouattara a prononcé une allocution à la nation qui, de l’avis de nombres d’acteurs du monde politique ivoirien, est la plus importante depuis celle prononcée lors de son investiture le 21 mai 2011.

Cette allocution se construit autour de certaines questions implicites auxquelles elle essaie d’apporter des réponses. Ainsi, la voix du tiers, cet autre parfois non nommément désigné dans le discours politique ou autre mais qui en conditionne le contenu, est-elle omniprésente dans cette allocution.

Quel est ou quels sont ces tiers dont les préoccupations se trouvent prises en compte par l’allocution du Président Ouattara ? Telle est la question à laquelle tente de répondre cette contribution.

Tiers 1 : Le FPI, toutes tendances confondues, et la Communauté internationale

Le Front populaire ivoirien (FPI) a toujours conditionné sa participation effective au processus de réconciliation à la libération des prisonniers politiques incarcérés, pour la plupart sans procès, à la suite de la crise post-électorale. En accordant, par une ordonnance d’amnistie, bien différente de la loi d’amnistie qui les met à l’abri de toute poursuite, leur liberté à près de 800 personnes « poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise postélectorale de 2010, ou des infractions contre la sûreté de l’Etat commises après le 21 mai 2011 », le Président Alassane Ouattara reconnaît implicitement l’existence de prisonniers politiques en Côte d’Ivoire, chose qu’il a toujours niée.

Une vérité, longtemps défendue par toutes les tendances du FPI, vient ainsi d’être rétablie. En accordant sa liberté à Simone Gbagbo et aux têtes fortes du FPI encore en prison, le Président Ouattara répond aussi aux préoccupations de l’Union Européenne qui, dans un rapport récent, dénonçait « le manque de dialogue politique et une réticence générale des autorités à échanger sur les sujets majeurs, voire même à faire évoluer ses positions » et menaçait, de façon subtile, de lui couper son soutien politique et financier d’environ 273 millions d’euro en 6 ans soit 177 milliards 450 millions de francs CFA  :

« à l'heure actuelle, les chefs de mission se posent dans l'ensemble la question suivante: partagent-ils encore, avec les dirigeants de Côte d'Ivoire, une conception minimale sur ce que l'on attend d'un Etat démocratique, libéral et social, partenaire loyal et franc de l'Union Européenne ? »

Par ailleurs, le Président Ouattara anticipe la probable libération prochaine de Laurent Gbagbo. Ce serait une incongruité, en effet, que Laurent Gbagbo soit libéré par la CPI et que son épouse continue de croupir en prison en Côte d’Ivoire alors que tous les deux sont concernés par les mêmes chefs d’accusation.

Le Président Ouattara ne veut pas être pris de court ni passer pour celui qui rame à contre-courant des changements à venir. Il veut apparaître comme celui dont le geste de décrispation impulse les changements à venir, celui qui a enclenché le processus de libération de Laurent Gbagbo mais en réalité pour voiler la vacuité des accusations portées contre le père de la démocratie ivoirienne.

Il sortira ainsi grandi si Laurent Gbagbo est effectivement libéré et, de nombreuses personnes, parmi ses soutiens, penseront et même diront qu’il est l’origine de cette libération. Il s’agit aussi de couper l’herbe sous le pied du président du PDCI-RDA afin d’éviter qu’il fasse de la libération des prisonniers politiques un crédo politique susceptible de lui permettre de gagner la sympathie de tous les déçus de la gouvernance Ouattara.

La volonté du Président Ouattara de « promouvoir, sans relâche, la bonne gouvernance et d’intensifier la lutte contre la corruption » est une réponse à l’Union Européenne qui s’alarmait, dans un rapport de 12 pages dont s’est procuré TV5 et qui a fait l’objet d’un reportage, de la situation en Côte d’Ivoire caractérisée par une corruption importante qui gangrène le système politique et dénonçait « les fragilités non résorbées d’un pays peut-être moins solide et moins démocratique que sa bonne image pourrait laisser penser » (sources TV5).

Elle est aussi une réponse aux interrogations des ivoiriens suite aux affaires de corruption, notamment le scandale de la fraude au guichet unique automobile, révélées par des journaux locaux.

Le Président Ouattara répond également à la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples qui, dans son arrêt du 18 novembre 2016, souligne que l’Etat de Côte d’Ivoire a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant, prévu par l’article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie.

En instruisant le gouvernement « à l’effet de réexaminer la composition de la Commission Electorale Indépendante », il cherche à prévenir d’éventuelles violences qui pourraient survenir aux prochaines élections et lui être imputables du fait de son manque de volonté à créer les conditions légales pour des élections transparentes, libres, inclusives et démocratiques. Il veut aussi enlever au FPI, tendance Gbagbo ou rien, tout argument de ne pas participer au jeu électoral et de le mettre face à ses responsabilités.

Tiers 2 : Henri Konan Bédié et Guillaume Soro

Le Président du PDCI-RDA, Henri Konan Bédié, est implicitement présent dans l’allocution du Président Ouattara et ce, à travers les phrases qui demandent de passer le flambeau à une autre génération : « Notre pays est riche d’hommes et de femmes, jeunes, compétents, qui ont reçu une formation de qualité, qui ont appris à nos côtés comme nous avons appris aux côtés de nos aînés. N’ayons pas peur de passer le témoin. Faisons confiance à nos jeunes, tout comme nos aînés nous ont accordé leur confiance ».

C’est un secret de polichinelle que le président Bédié est intéressé par un mandat de rachat, au compte du PDCI-RDA et possiblement du RHDP ; ce qui irrite fortement le Président Alassane Ouattara. En demandant aux aînés de passer la main, il propose au président Bédié de prendre sa retraite politique et de céder sa place à plus jeune que lui, possiblement au vice-président Daniel Kablan Duncan qui, de plus en plus, affiche son envie d’être l’un des deux candidats du RHDP à l’élection présidentielle de 2020.

Le ministre Kobenan Kouassi Adjoumani manœuvre, depuis quelques temps, avec son mouvement « Sur les traces d’Houphouët-Boigny ». Mais, en réalité, c’est le vice-président qui bat les cartes, soutenu en cela et en sourdine par le Président Ouattara et son premier-ministre. C’est le jeu politique qui est en cours actuellement et que le président Bédié ne voit pas non plus d’un bon œil.

2020 intéresse aussi le président de l’Assemblée Nationale Soro Guillaume qui se montre prêt à prendre ses responsabilités si les circonstances le demandent et si le harcèlement à son encontre et à l’encontre de son entourage immédiat continue. Sidiki Konaté que l’on sait très proche de lui a été fait ministre dans le nouveau gouvernement.

La libération annoncée de Souleymane Kamaraté Koné, alias Soul to Soul, arrêté en octobre 2017 pour "complot contre l'État" vient compléter les gestes de décrispation et d’ouverture du Président Ouattara en faveur de Soro Guillaume. Ce qui est attendu de ce dernier, c’est qu’il taise ses ambitions présidentielles pour 2020, rentre dans le rang et embouche la trompette du RHDP unifié pour préparer le terrain au dauphin putatif de Ouattara.

Pour conclure en nous interrogeant :

Les préoccupations majeures des acteurs que nous venons de citer sont présentes dans le discours à la nation du Président Alassane Ouattara et y trouvent des réponses. A ces acteurs majeurs, il faut ajouter les populations ivoiriennes. Mais, nous n’avons voulu axer nos propos qu’autour des premiers acteurs cités. Il reste maintenant à savoir si le Président Ouattara ira jusqu’au bout de cette détente politique qu’il vient d’initier et choisira de se retirer en 2020 pour effectivement passer la main, possiblement au vice-président et au premier-ministre.

La libération des 800 personnes dénombrées doit être suivie du dégel de leurs avoirs. Si cela n’est pas fait comme on l’a vu à maintes reprises, c’est qu’en lieu et place d’une libération, il s’agit d’un cadeau empoisonné. Cela donnera l’impression que le Président Ouattara a été poussé dans le dos mais le cœur n’y est pas vraiment.

Acceptera-t-il que le président de l’Assemblée nationale Soro Guillaume et le président du PDCI-RDA Henri Konan Bédié maintiennent leurs ambitions présidentielles alors qu’il dit lui-même que « tous ceux qui souhaitent être candidat à l’élection présidentielle de 2020 pourront l’être, conformément aux dispositions de la Constitution de la troisième République ».

Il y a une contradiction majeure dans les propos du Président de la République. En même temps qu’il demande aux aînés de passer la main, il dit que tout le monde peut être candidat. Cette contradiction qui se présente comme une ouverture avec des restrictions majeures risque de ne pas plaire à tout le monde. Si chacun de ces deux acteurs maintient sa posture, le Président Ouattara en tant que Père de la nation acceptera-t-il, malgré tout, de faire le sacrifice suprême pour entrer dans l’histoire ?

Acceptera-t-il de laisser se faire le jeu politique selon sa propre dynamique et que les ivoiriens choisissent souverainement son successeur, sans qu’il interfère dans ce choix en imposant à tous son propre choix ?

Attendons de voir dans quelques mois si ce discours n’était que de la poudre aux yeux pour ramollir les ardeurs des uns et des autres ou bien si le Président Alassane Ouattara a prononcé l’allocution la plus importante de sa présidence pour avoir favorisé une véritable décrispation du climat politique et l’alternance générationnelle en Côte d’Ivoire.

Notre posture prudente nous est dictée par notre histoire même. Le 21 mai 2011, un important discours a été délivré devant un parterre de personnalités venues de pays divers. Tout le monde a applaudi. Quand nos étrangers sont partis, nous avons réglé nos palabres à l’ivoirienne, en contradiction avec nos engagements initiaux. Les faits sont têtus.

Une contribution de professeur Pascal Eblin FOBAH
Maître de Conférences à l’Université Alassane Ouattara,
Analyste politique