Réconciliation et Avenir de la Côte d'Ivoire : deux variables concomitantes pour jeter les bases d’un projet pédagogique du vivre ensemble, Par Jacques-André Gueyaud Ogou, Ph. D.

Par Ivoirebusiness/Débats et Opinions - Réconciliation et Avenir de la Côte d'Ivoire. Deux variables concomitantes pour jeter les bases d’un projet pédagogique du vivre ensemble harmonieux du peuple ivoirien, Par Jacques-André Gueyaud Ogou, Ph. D.

Les étudiants ivoiriens, l'avenir de la Côte d'Ivoire, lors d'une marche en blanc sur le campus de l'université de Cocody. image d'illustration.

Depuis mars 2011, « Réconciliation » est un mot qui est devenu dans l’actualité des Ivoiriens et dans celle de tous ceux, Africains, Occidentaux et autres observateurs Internationaux qui suivent l’évolution de la vie socio-politique en Côte-d’Ivoire (CIV), un mot qui fait l’actualité.

Pour rappel, ce mot est apparu dans le débat public pour la première fois en CIV à la suite d’une tentative de coup d’État perpétré le 19 Septembre 2002 par des cadres et anciens militaires nordistes ivoiriens avec l’aide de la France dans le dessein de renverser le régime du Président Laurent Gbagbo. À partir du 11 Avril 2011, le mot réconciliation est installé avec vigueur pour la seconde fois dans le débat politique ivoirien à la suite de la crise née de la contestation, par le RDR (Rassemblement Des Républicains) un parti politique, la Communauté Européenne et surtout l’ONU, des résultats des élections pourtant en faveur de Laurent Gbagbo.

Ce dernier sera arrêté manu militari, après le bombardement intense de sa résidence par l’armée française, et livré à Alassane Ouattara, le candidat de la Communauté Européenne et de la France qui s’était retranché dans son quartier général à l'hôtel du Golf situé dans l'un des quartiers luxueux d'Abidjan. De l'hôtel du Golf, le Président Gbagbo fut d'abord interné dans le Nord de la CIV, avant d'être transféré, ensuite, à la Cour Pénale Internationale (CPI) à La Haye, par son successeur Alassane Ouattara qui venait d’être installé au pouvoir par la France et la Communauté Européenne. Cet événement tragique et les tensions sociales qui ont suivi, font émerger le mot « Réconciliation » comme « référent social discursif », c’est-à-dire un mot à forte circulation sociale sans lequel la CIV sombrerait peu à peu en proie à des tensions internes.

D’un débat initial sur la stigmatisation de la CIV du Président Gbagbo, de xénophobe, de l’absence de la vie politique des musulmans ressortissants du Nord qui a d’ailleurs conduit à la division du pays en deux parties (Nord musulmans et Sud chrétiens), et à l’émergence de documentaires incriminant le régime de Gbagbo dont « la poudrière identitaire » traitant d’un soit- disant génocide des ressortissants du Nord, le débat s’est ouvert sur une seconde thématisation.

Cette dernière marque, ailleurs çà et là en CIV, des commémorations de « victimes sous l’ère Gbagbo » et la pertinence de la justice des vainqueurs faisant nombre d’exilés et de prisonniers politiques, ou encore la mise en relief du principe, par le Président Ouattara, de «rattrapage ethnique» en raison duquel, tous les postes cadres de gouvernance sont occupés par les seuls ressortissants du Nord qu’ils soient du groupe Mandé -Nord et Ouest ou du groupe Voltaïque dont, d’ailleurs, est issu le Premier ministre actuel, Mr Amadou Gon Coulibaly, plutôt que de favoriser le mérite de la compétence.

La CIV faut-il le rappeler, est une mosaïque d’ethnies (plus de 60 ethnies) pour employer l’expression du professeur Sémi Bi Zan. Etmalgré cette diversité ethnique et linguistique, les ivoiriens ont toujours donné l’image d’une population soudée par les nombreux traits culturels qui les unissent et qui font la richesse exceptionnelle de la CIV.

Il est par conséquent saugrenu, voire insensé, de vouloir faire disparaître cette riche diversité au profit d'une seule ethnie ou comme le prône l’actuelle ministre de l’éducation nationale, Mme Kandia Camara, au profit d’un regroupement politique(RHDP) d’hommes et de femmes issus de différents partis politiques et mus par le pouvoir et la cupidité plutôt que par le bien-être des ivoiriens.
Gbagbo en prison à La Haye pendant 8 ans, son procès durera 3 ans sans qu’aucun acte d’accusation qui tienne la route ne soit produit par l’accusation. Gbagbo Laurent est alors acquitté en première instance, le 15 Janvier 2019, de crimes contre l’humanité.

Il est ensuite mis en liberté conditionnelle le 1er février 2019 par la Chambre d’Appel après le rejet de l’appel de l’accusation. Comme individu libre, il réside désormais en Europe, la Belgique ayant accepté de l’héberger. Le retour certain de Gbagbo en CIV conforte bon an mal an, l’idée de la réconciliation dont il est et sera « l’incontournable actant » entre les filles et les fils du pays. Cela d’autant plus que cette réconciliation est déjà capturée dans une arène sémantique de la polémique.

Une polémique liée au refus d’oblitérer et d’entériner la libération de Gbagbo, perçu comme inhibant et stigmatisant pour une partie d’ivoiriens constituée en majorité par les membres du comité des victimes et leurs supports politiques ivoiriens et internationaux. La France et même des pays africains dont en particulier le Maroc, qui verraient leurs intérêts financiers menacés en CIV sont opposés au retour immédiat de Gbagbo dans son pays.

L’opposition à son retour, et la frustration et les colères qu’elle provoque auprès d’une partie de la population, en même temps qu’elle porte les germes d’une guerre totale dans le pays, réconforte l’idée de son corollaire, la réconciliation dans le pays, parce que la noirceur, pour paraphraser Martin Luther King, ne peut chasser la noirceur. Seule la lumière le peut. Le mot réconciliation, censé dire remettre d’accord deux parties, incarne cette lumière, bien que devenu un mot-arène dans un pays d’antagonisme, voire de « gbagbophobie», théâtre d’un choc d’identités en insécurité et d’intérêts menacés. La haine des uns envers les autres et vice versa, ne peut chasser la haine.

Seul l’amour le peut ; seul le pardon issu d’une contrition collective dans une atmosphère politique et sociale apaisée le peut, d'où l'importance de la réconciliation.Dans la catégorisation conceptuelle de la réconciliation dans les pays qui l’ont validée, comme en Afrique du Sud de 1996 à 1998, l’expression est chargée d’une modalité sémantique qui renvoie à l’excès, au rejet et surtout à l’espoir.

En CIV, la Commission Dialogue, Vérité, Réconciliation (CDVR) dont les travaux se sont déroulés de septembre 2011 à décembre de 2014, avait pour mission de jeter les bases d’une justice de transition, c’est-à-dire recueillir, comme ce fut le cas en Afrique du Sud ou en Tunisie, des données et des mesures judiciaires ou non judiciaires sur les causes des conflits successifs dans le pays. Le principe était noble car il s'agissait de multiplier les chances en CIV, de revenir à un fonctionnement pacifié et démocratique afin de faire la promotion de la justice de reconnaissance des victimes.

Malheureusement, le discours de la majorité au pouvoir se structure autour d’un refus de l’accusation de membres de son propre camp pourtant partie au conflit (même si des sentiments d’inconfort et de malaises sont mentionnés), mais aussi et fortement, autour d’un refus de naturaliser, d’apprivoiser, d’acculturer la dénomination. Le Président du pays aurait tardé, voire refusé, de publier le rapport. Il y auraitlà, par conséquent, un décalage entre le signifiant – la CIV- et le référent- la réconciliation-, entre le signifiant et l’actant ivoirien si bien que les ivoiriens se regardent toujours en chiens de faïence.

Nous avons relevé différentes stratégies à partir d’un corpus exhaustif d’énoncés de la presse ivoirienne et des réseaux sociaux : distorsion morphologique, refus d’une saisie métonymique ou quantification de minoration, hyperbole et ironie, surenchère des tragédies, confiscation des libertés individuelles et collectives (emprisonnements abusifs), refus d’une CIV multiethnique, refus du mérite de la compétence au profit du rattrapage ethnique. Mentionnons que notre lecture du référent et du signifiant n’est pas normative. Elle décrit seulement des actualisations discursives pour aboutir à des propositions d’un avenir harmonieux.

Dans ce texte, nous nous proposons de développer deux programmes de sens qui ont attiré notre attention tant leur contenu devrait inciter tout acteur intéressé à la vie ivoirienne à la réflexion sur la réconciliation. Le premier a trait aux tueries d'Abobo ainsi qu'à la découverte de charniers de musulmans (comme si un mort peut être identifié par sa religion) dans la même ville, à Duokoué et dans d’autres régions du pays.

La tuerie des femmes musulmanes à Abobo mérite que l’on s’y arrête. D’abord parce qu’il s’agit d’une tuerie qui ne cesse d’être traitée, par des experts bien introduits dans l’art de l’autopsie, de mensonge grossier du RDR, tant les preuves présentées ne tiennent tout simplement pas la route et ont même produit des effets pervers dans l’imaginaire collectif. Ensuite et en supposant que la tuerie soit réelle, alors, il est permis de croire que ce n’était ni un acte d’héroïsme, ni un acte d’émancipation de la femme. Il s’agissait plutôt d’un acte non seulement à caractère misogyne, mais qui symbolise également la haine qu’une partie du peuple représentée sur le plan politique par le RDR, nourrit à l’égard de Gbagbo et ses partisans.

Pendant que les femmes défilaient, les hommes politiques du RDR, eux, étaient des spectateurs dans des zones de confort loin des fusils et des balles. Quelle considération pour la femme! En effet cette tuerie implique 6 femmes musulmanes parmi plusieurs qui, après avoir été manipulées, ont été conduites à l’abattoir tels des agneaux par des politiques, pour défiler et défier le pouvoir du Front Populaire Ivoirien (FPI) dans une période de tensions politiques, voire de guerre.

Il faut porter à la connaissance du lecteur que vivant dans le déni, en cherchant à nier la réalitédes élections tenues dans le pays et dont les résultats étaient en faveur de Gbagbo, le RDR usait de toutes les stratégies pouvant incriminer le pouvoir en place. C’est dans ce contexte que prennent place les tueries, les charniers et les bombardements, qui sont imposés comme des crimes contre l’humanité du régime de Gbagbo.

Quel que soit l’angle sous lequel on aborde cette tuerie, elle ainsi que les charniers découverts et le bombardement de Bouaké, sont souvent convoqués comme référentiels indispensables dans l’imaginaire social des événements à commémorer. Il semble se lire ici, un élément (la haine du pouvoir actuel à l’égard de Gbagbo et de ses partisans) structurant l’atmosphère régnant en CIV et qui appelle de tous les vœux, la réconciliation.

Le second programme de sens que nous nommons mise en sourdine du mot Réconciliation par le pouvoir en CIV, nous est révélé alors que nous constatons une mise hors circuit des libertés individuelles par des actes d’emprisonnements abusifs du pouvoir actuel; c’est par exemple le cas d’un député pour avoir écrit un Tweet, ou encore d’hommes politiques, pour avoir tenu des assemblées politiques. Une mise hors circuit qui a fait également nombre d’exilés politiques par l’illustration de la justice des vainqueurs et surtout, par des réactions de déni formel de la libération de Gbagbo et de son retour en CIV par une frange de la population.

En effet, alors qu’une partie de la population exultait à l’annonce de la libération de Gbagbo, l’autre était en émoi. Il semble se lire ici aussi, un élément de division entre ivoiriens dont le dénominateur commun est le Président Gbagbo.

De quoi sont-elles symptomatiques cette culture de la division du peuple et la mise sous tutelle de la réconciliation, un mot qui dès le début de la tragédie en 2011 s’était imposé à l’espace politico médiatique et qui a servi de théâtre à la CDVR? Comment peut-on imaginer une seconde que l’on peut apaiser les tensions sur le plan socio-politique en CIV alors que celui-là-même qui est au centre de ces divisions et tensions est maintenu à l’extérieur du pays bien que libéré de prison et qu’aucune accusation ne pèse contre lui? Comment les ivoiriens en sont-ils arrivés là ?

Quoi qu’il en soit, il nous semble qu’il nous faut sortir de l’impasse conversationnelle dans laquelle nous figent le tiraillement terminologique des discours politiques ainsi que les distractions que créent des acronymes de formations et de mouvements politiques (PDCI, FPI, RDR, EDS, RHDP, MFA, PIT, etc.), et, avoir le courage de faireun examen de conscience collectif. Repenser ou Pensercarrément collectivement, et cela sans aucune coloration politicienne, l’Avenir du pays autour d'un Projet de Société, s’impose ici aux ivoiriens comme un impératif.

Comment,autrement, désigner ce qui se vit, ce qui se sent, ce qui donne espoir, ce qui blesse dans l’installation positive ou difficile d’une société ou d’une vie sociale équitable pour pouvoir ensuite passer ensemble à l’avenir, sinon par le biais d’une co construction du pays par toutes ses filles et tous ses fils?

Dans l’état actuel de ce qui se vit comme vie sociale en CIV, le leitmotiv vers un bien-être collectif, passe inévitablement par une Réconciliation Nationale avec Gbagbo pour principal « actant » sans la présence duquel mener une Réconciliation en CIV, ne serait qu’une mascarade. Penser l’Avenir de la CIV, c'est-à-dire penser un projet qui fasse de la CIV le terreau fertile d'une société de Vivre-Ensemble harmonieux et épanouissant, se conjugue avec la Réconciliation de toutes les filles et tous les fils du pays. Ce faisant, Avenir et Réconciliation sont deux variables concomitantes pour la revitalisation de la CIV.

La CIV est composée d’individus qui viennent de milieux sociaux et culturels divers et qui sont porteurs de traditions, de croyances, de valeurs et d’idéologies variées. Ils vivent donc des situations où ils doivent relever quotidiennement le défi de la coopération.

Dans cette perspective, le pays est un lieu privilégié pour apprendre à respecter l’autre dans sa différence, à accueillir la pluralité, à maintenir des rapports égalitaires et à rejeter toutes formes d’exclusion, dont celles liées aux caractéristiques physiques, aux patronymes, à l’âge, à l’origine ethnique, au sexe, à l’orientation sexuelle. Elle doit permettre aussi aux individus de faire l’expérience des valeurs et des principes démocratiques sur lesquels sont fondées l’inclusion, l’égalité des droits dans la société ivoirienne et garantis par la loi fondamentale.

La préparation à l’exercice de la citoyenneté ne saurait toutefois se restreindre à la fonction socialisante de la vie des ivoiriens, puisqu’elle repose tout autant sur l’acquisition de savoirs et d’attitudes que sur la promotion d’un ensemble de valeurs partagées, et sur le développement d’un sentiment d’appartenance.

En faisant de la diversité des individus qui la peuplent, le socle sur lequel s’arc - boute un projet pédagogique de société fédérateur, la CIV peut offrir un cadre propice au respect des principes de la citoyenneté. Par la pratique de ces principes, elle peut aider les ivoiriens à développer des comportements et des attitudes essentiels à l’exercice d’une citoyenneté responsable.

Mais il faut, au préalable, penser un projet national. Pour ce faire, toutes les forces vives du pays qui en ont la capacité intellectuelle, la sagesse, ainsi que l'expérience de l'édification à l'unisson du bien-être commun et idoine de leur nation doivent être présentes.

Il s'agirait ici de penser un projet de société qui privilégie des axes de développement, définis autour de thématiques embrassant la valorisation des règles de vie en société et des institutions démocratiques, l’engagement, la coopération et la solidarité ainsi que l’appropriation de la culture de la paix. Il faut réconcilier les ivoiriens tout en bâtissant leur avenir. Dans cette perspective, Réconciliation et Avenirde la CIV doivent être pensés simultanément.

Une contribution de
Jacques-André Gueyaud Ogou, Ph. D.
Professeur Titulaire et Chercheur.
Université du Québec à Chicoutimi (Canada)