Le Monde : Le climat politique se crispe en Côte d’Ivoire, à un an de la présidentielle

Par Le Monde - Le climat politique se crispe en Côte d’Ivoire, à un an de la présidentielle.

A Djébonoua, lors de l’hommage à Romaric Kouakou, tué par la police ivoirienne le 4 octobre 2019 durant une manifestation contre le pouvoir, la chefferie reçoit une délégation du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Youenn Gourlay.

Un jeune homme a été tué par balle et trois autres blessés lors d’une manifestation dans la région de Bouaké après l’arrestation de l’opposant Jacques Mangoua.
Par Youenn Gourlay et Yassin Ciyow

A Djébonoua, lors de l’hommage à Romaric Kouakou, tué par la police ivoirienne le 4 octobre 2019 durant une manifestation contre le pouvoir, la chefferie reçoit une délégation du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Youenn Gourlay

Dans la tradition ivoirienne, lorsque le chef du village reçoit ses invités sous l’arbre à palabres, on commence par se demander les nouvelles. Vendredi 4 octobre, à Djébonoua (centre), les nouvelles sont mauvaises. « Yako », « Yako », (« désolé » en langue baoulé), répètent les membres de l’assemblée, trois députés du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), le principal parti d’opposition d’un côté, la chefferie du village de l’autre. « Nous sommes venus apporter notre compassion, notre soutien, appeler au calme et à la paix avec les forces de l’ordre », annonce Marius Konan Koffi, député PDCI d’Attiégouakro, l’un des émissaires de l’ancien président Henri Konan Bédié.

La veille, à l’entrée de ce village situé au sud de Bouaké, des tirs des forces de l’ordre ont fait un mort et au moins trois blessés. Dès six heures du matin, la jeunesse militante des environs avait érigé un barrage, bloquant l’axe entre Bouaké et Yamoussoukro, pour demander la libération du président du conseil régional et vice-président du PDCI, Jacques Mangoua. Placé le 30 septembre sous mandat de dépôt, celui-ci était jugé pour « détention illégale d’armes à son domicile ».

La victime, Romaric Kouakou, un maraîcher de 32 ans, n’était même pas manifestant, encore moins militant. « Il était en train de creuser une fosse septique juste à côté des barrages. Il a voulu s’enfuir avant de recevoir une balle dans l’abdomen, détaille son oncle. Il n’avait même pas sa carte au parti, il n’était pas politisé. » Norbert Konan non plus. Pourtant, le villageois est l’une des autres victimes collatérales de cette charge policière : il s’est pris une balle dans le tibia.

« Je revenais du champ et suis allé voir les manifestants. Ils n’ont même pas lancé de pierres, ils barraient juste la route avec des bouts de bois. Mais la police s’est mise à lancer des grenades et à tirer », relate-t-il. Malgré l’impressionnant bandage couvrant sa jambe droite, il devrait vite remarcher, mais se dit « en colère » contre l’Etat. « Ils nous ont tiré dessus comme des fugitifs, comme du gibier ! », poursuit Xavier Kouadio, l’un des militants.

« Coup monté »

Les manifestations, en périphérie de Bouaké ainsi que devant le tribunal correctionnel de la ville, n’ont pas suffi. Jacques Mangoua a été condamné jeudi en fin de journée à cinq ans de prison ferme, assortis d’une privation de ses droits civiques au terme d’un procès de quelques heures. Trois semaines plus tôt, alerté par l’un de ses employés de maison de la présence d’armes et de munitions dans sa propriété, le président du conseil régional se serait pourtant décidé à prévenir lui-même la gendarmerie locale et le préfet.

Le déroulement des faits et la célérité de la procédure judiciaire font bondir l’opposition qui parle d’un « coup monté aboutissant à un procès politique » et d’une « traque contre les opposants ». Dans un communiqué publié après le jugement, le PDCI rappelle que, lors des dernières élections locales, en octobre 2018, Jacques Mangoua avait battu un ministre, toujours membre du gouvernement, et affirme qu’il s’agit désormais pour le parti au pouvoir de prendre de « façon anti-démocratique » le contrôle de cette région.

« Le pouvoir cherche à affaiblir les responsables qui sont encore au PDCI, de sorte à isoler Henri Konan Bédié et à envoyer un message à ceux qui n’ont pas encore rejoint le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) », la plateforme de partis de la majorité au pouvoir, estime le politologue Sylvain N’Guessan.

A un an de la présidentielle, cette condamnation d’un opposant n’est pas de nature à apaiser un climat politique déjà très tendu. Ces derniers mois, plusieurs opposants et membres de la société civile ont déjà été arrêtés. Et, depuis le mois de juin, un autre enjeu complique les relations entre l’opposition et le pouvoir : le fonctionnement et la composition de la Commission électorale indépendante (CEI).

Encouragé par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, en 2016, à réformer en profondeur cet organe clé dans l’organisation des élections, le gouvernement n’a opéré qu’une simple recomposition. L’instance est aujourd’hui boycottée par le PDCI, le plus gros parti de l’opposition parlementaire – qui a refusé de rejoindre la plateforme du RHDP en juin 2018 –, et par le Front populaire ivoirien (FPI) de l’ex-président Laurent Gbagbo.

« Cette commission, nous ne la reconnaissons pas, c’est une commission pour aller à la bagarre et ils le savent très bien », déclare César Etou, secrétaire général adjoint du FPI chargé de la communication. Même son de cloche du côté du PDCI, qui a récemment appelé « tous ses militants à se tenir prêts (…) pour faire barrage » à cette CEI « illégale et illégitime ».
« L’opposition est bel et bien représentée dans cette CEI avec trois membres, au même titre que le parti au pouvoir », assure le gouvernement, par l’entremise de son porte-parole et ministre de la communication et des médias, Sidi Touré. « Les gens dits “de l’opposition” dans la CEI, sont une opposition choisie. Ils émargent au RHDP et se font appeler opposition après », répond César Etou du FPI.

« Jeu dangereux »

Entre le boycottage de la CEI par l’opposition, les récentes arrestations et condamnations d’opposants ainsi que l’usage de la force pour réprimer des manifestations, le contexte pré-électoral se crispe.
« La peur change de camp. Vu l’usage qu’il fait de la force, le pouvoir n’est pas si certain de lui que ça, assène Laurent Akoun, vice-président du FPI et proche de Laurent Gbagbo. Ils sont dans un jeu de quilles : je ne t’aime pas, je te tire dessus et je te renverse.

C’est un jeu dangereux. » Interrogé sur le climat délétère qui s’installe, le porte-parole du gouvernement affirme que « la présidentielle de 2020 sera apaisée et sécurisée ». Et ajouter : « Nous assistons à une politisation et à une instrumentalisation systématique des moindres faits par une partie de l’opposition qui tente de se conférer un rôle de victime. »

Pour le politologue Sylvain N’Guessan, le procès expéditif de l’opposant et président du conseil régional est aussi un test pour jauger le camp d’en face : « Le pouvoir est entré dans une logique d’intimidation. Il veut voir ce que l’opposition a dans le ventre avant 2020 », estime-t-il. Pour l’instant, celle-ci se contente essentiellement de communiqués, mais certains de ses responsables envisagent d’appeler à des marches pour occuper la rue.

De la stratégie à mettre en œuvre en vue de gagner la présidentielle, il sera certainement question lors du « giga meeting » du PDCI prévu mi-octobre à Yamoussoukro, où seront présents, pour la deuxième fois, des militants et responsables du FPI.

Youenn Gourlay (Djébonoua, envoyé spécial) et Yassin Ciyow (Abidjan, correspondance)

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