Interview exclusive /Jean-Paul Zunon Kipré, militaire ivoirien, officier de réserve de l`armée française : « Voici le mal de l`armée ivoirienne ».« Ce qu`il faut faire »

Publié le vendredi 19 août 2011 | L'Inter - Il est consultant en défense, stratégie et sécurité militaire auprès des

Les Frci avec amulettes et gri-gri, la nouvelle armée ivoirienne ou force mortelle selon l'Onuci.

Publié le vendredi 19 août 2011 | L'Inter - Il est consultant en défense, stratégie et sécurité militaire auprès des

Institutions internationales de promotion de la paix. Jean-Paul Zunon Kipré, c'est de lui qu'il
s'agit, a fait ses armes à l'École Militaire Préparatoire Technique de Bingerville
(EMPT) avant de rejoindre l'armée française où il est aujourd'hui officier de réserve.
A ce titre, il a participé à de nombreuses missions de maintien de la paix en Europe
et même en Afrique. De passage à Abidjan en provenance de la Guinée où il a pris
part à la sécurisation du processus électoral ayant abouti à l'élection du Président
Alpha Condé, cet homme averti des questions de défense et de sécurité a bien voulu
se prêter à nos questions sur la situation sécuritaire qui prévaut en Côte d'Ivoire.

Votre parcours, en tant qu'ancien pensionnaire de l'école militaire préparatoire technique (EMPT) de Bingerville, et ancien soldat de l'armée française, suscite des curiosités. Expliquez-nous comment cela a pu arriver?

Mon parcours, quoiqu’il vous semble intéressant, n’est pas aussi élogieux que vous le croyez. D’ailleurs, je pense qu’il serait plus intéressant de débattre les questions d’intérêt général, comme la défense et la sécurité d’un pays qui sort de plusieurs années de crise comme la Côte d’Ivoire.

Vous l'avez dit, la Côte d'Ivoire sort d'une crise aiguë qui a complètement défiguré son armée. Comment appréciez-vous cette situation?

L’armée ivoirienne est complètement défigurée mais ce visage hideux a ses sources et ses causes qui sont aussi profondes que les conséquences elles-mêmes. En plus de cela, elle a subi la crise économique qui a entrainé la rareté des moyens, ne serait-ce
que logistique, dans les années 1985. Puis en 1990, les revendications corporatistes
qui demandent au Président de reculer l’âge de la retraite pour les soldats à 55
ans minimum. Cela a été dramatique pour la gestion du personnel et a entrainé un
vieillissement de l'effectif et des difficultés de contrôle dans le commandement.
Il y a eu aussi l'expédition punitive dans une cité d'étudiants et le coup d’Etat de
1999 qui ont entamé la réputation de l'armée. D'autres tentatives de coup d'Etat ont
suivi jusqu'en 2002 où il y a eu la rébellion. Il faut ajouter le racket des populations
et les tracasseries qui ont encore plus terni l'image de l'armée. Elle est politisée et
instrumentalisée, à tel point qu’elle devient elle-même une victime du régime. On
retient de cette période que c'est le début de l’indiscipline dans les rangs militaires.
Dans l'entendement des soldats, l'armée est et devient de fait le principal pilier pour
l’accès et le maintien au pouvoir. L'armée est traversée par des divisions internes, des
rivalités et des disparités qui conduisent à des mutineries à répétition, qui ont failli

plus d'une fois emporter presque tous les régimes. La crise post-électorale avec des
combats urbains d'une intensité jamais vue, des scènes qui rappellent les batailles de
Mogadiscio ou de Freetown ou encore de Monrovia. Tout cela, du fait des militaires
eux-mêmes, des mercenaires alliés aux militaires, des miliciens urbains alliés aux
militaires, des miliciens ruraux alliés aux militaires, de l'armée rebelle ennemie des
militaires, de l'armée rebelle alliée à des jeunes désœuvrés constitués en milices puis
en armée ! Et pour couronner tout cela, toutes ces organisations précitées ont des
revendications quelquefois légitimes et sont en armes sur le territoire ivoirien. Cette
situation et la physionomie des forces en présence me fait penser à Beyrouth 35 ans
avant. Voilà le tableau et ce tableau dépeint dans ce contexte de guérilla permanente,
ne peut que défigurer et le pays, et Abidjan, et l'armée elle-même.

La ville d'Abidjan est truffée d'hommes en armes, créant l'insécurité et la
psychose généralisée. Que faut-il faire ?

Je vous ai dit tout à l'heure que cette situation et la physionomie des forces en
présence me fait penser à Beyrouth il y a 35 ans. La question qui prédomine, est
celle de la prévention de telles récidives. Comment faire pour que plus jamais,
les citoyennes et les citoyens ivoiriens ne tombent sous les balles ou les exactions
des forces de défense et de sécurité ? Comment faire triompher le respect de
la vie humaine, de la liberté d’opinion et d’expression dans un pays comme le
nôtre ? Comment permettre à la Côte d'Ivoire de se relever et de revêtir son plus
beau costume d’apparat : celui de la République ? Une République fondée sur des valeurs communes, retrouvées et partagées entre tous. La réponse existe. La reforme d'accord, mais avant la reforme, il y a des réponses à apporter à court terme. Ces solutions sont d'ordre organisationnels et technologique pour contrôler certains éléments qui ont la formation commune de base, à toute action armée, puis la technologie viendrait en appui aux insuffisances. Pour d'autres qui n'ont pas ce minimum, nous avons le devoir de les éduquer et donc les former pendant au moins quelques semaines. Il y a aussi l'encasernement et le contrôle des hommes en armes, et la restructuration de l'armée, la police et la justice.

En plus de la police et de la gendarmerie, la sécurisation de la ville d’Abidjan est aussi l'affaire des commandants de zone, qui sont devenus aujourd'hui des commandants de groupement tactique

Vous comprenez qu’il y a une confusion dans la définition des missions et des doctrines d'emplois de forces entre toutes ces entités, en intégrant la défense, la sécurité et la justice. La solution se trouve incontestablement dans les reformes.
Ce projet qui permettra de régler tout cela, en valorisant et en structurant les forces
elles-mêmes. Cela permettra de redéfinir les missions et les fonctions respectives de
chaque composante du secteur de la sécurité. Il fixe les principes régissant les forces
et leurs relations avec le pouvoir. L’idée est également de recréer le lien armée- peuple en lieu et place de la mythique armée-nation et de restaurer la confiance permettant, à terme, la réconciliation et l’amélioration des conditions de vie et de

travail des personnels de la défense, de la sécurité et de la justice. Ce sont d’ailleurs
des choses déjà vues sous d’autres cieux. J’arrive de Conakry où c’était bien pire,
avant que petit à petit, des mesures prises permettent de juguler l’insécurité. Vous
posez en même temps la problématique du désordre dans la ville et dans l’armée.
A l’origine, ces éléments sont antagoniques, car l’armée n’a rien à faire en ville, sa place est dans les casernes. Mais aujourd’hui, face à la réalité des crises qui se sont déplacées vers les villes, force est d’admettre que l’armée doit s’adapter à la conflictualité dans les villes, et donc au maintien de l’ordre. L’armée quitte le rôle de spectateur pour être l’acteur de l’ordre en ville. Vous comprenez donc qu’avec de telles règles d’engagement, les commandants de zone doivent avoir le niveau et les compétences requises pour des chantiers aussi délicats. D’où l’intérêt d’avoir des chefs compétents ou bien formés.

Selon vous, quel est le vrai mal de l'armée ivoirienne?

Le vrai mal de l'armée, selon moi, est l'attentisme face aux reformes qui auraient
dû être appliquées depuis des lustres. Depuis l’indépendance, l’armée ivoirienne a toujours été intimement liée au régime au pouvoir. Tantôt de gré, tantôt de force.
De ce fait, elle est inféodée au parti au pouvoir. Le lien entre le pouvoir et l’armée
influence le rôle et le statut implicite des forces de défense et de sécurité. L'armée
n’a donc pas senti qu'elle se détournait de ses missions régaliennes. Nous avons
eu des époques où en lieu et place des réformes, nous avons eu des tentatives de restructuration comme la création du Centre national de sécurité. Le cadre constitutionnel n’étant pas respecté, la séparation des pouvoirs n'existant pas, le contrôle parlementaire et judicaire étant de vains mots, les forces de défense et de sécurité évoluent dans l’opacité et les dissensions.

Que proposez-vous concrètement face à cette situation?

Dans un tel contexte, la défense étant la chasse gardée, il n'est de secret pour personne que la réforme du secteur de la sécurité n’a pas sa place. Alors que c'est seulement au prix de la réforme que nous pourrons rétablir un semblant d'armée.
L’idée de la restructuration de l'armée apparaît, mais elle repose sur des objectifs
corporatistes, et il ne s’agit que de velléités, car le régime militaire est occupé ailleurs. Cette situation grave et préoccupante des forces armées et de sécurité pour elles-mêmes et pour leur entourage, débouche parfois sur des massacres, des violations massives des droits de l'homme, des victimes innocentes, pour la plupart des victimes civiles. Mais également l’exil au sein de l’armée en raison des purges lancées contre elle par le pouvoir en place. Or, jusqu’à présent, c’est l’impunité qui prévaut. C’est pourquoi la réforme du secteur de la sécurité est porteuse d’espoir et d’avenir. Le vrai mal serait de ne pas s'y atteler car les restructurations issues des réformes vont permettre de mettre à niveau le personnel de la défense, et non un séminaire de trois jours à Grand-Bassam.

Quelle type d'armée faut-il alors à la Côte d'Ivoire?

Pour répondre à cette question, il faut que je vous pose à vous-mêmes Ivoiriens un certain nombre de questions dont la première serait de savoir la politique de défense que vous-mêmes voulez mettre en œuvre. Quelle stratégie par rapport à cette politique de défense ? Les missions ? Les grandes fonctions de l’armée etc… Mais je vois à travers ce que vous dites que vous voulez savoir en fait le format idéal, la qualité du personnel, le type d’armée. S’agira-t-il d’une armée de conscription, une armée de métier, un service militaire adapté ou un modèle mixte? L’autre question est de savoir si nous voulons mettre en commun nos moyens dans le cadre d’une armée africaine avec une force de frappe pré-positionnée. Cela pourrait nous permettre de réorienter notre budget vers des secteurs comme la santé, l’éducation et le développement. Telles sont les questions essentielles qui devraient nourrir le débat sur la politique de défense au préalable, la nouvelle armée ensuite.

Pensez-vous que le processus de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion (DDR) en cours peut mettre fin à cette insécurité aiguë ?

Non, je ne pense pas au DDR. Je pense beaucoup plus à la réforme du secteur qui
pourrait mettre un terme à cela au lendemain de la crise post-électorale. D’ailleurs quand vous entendez DDR, comprenez confiance réciproque en cas de désarmement négocié. Dans le cas contraire, il s’agira d’un désarmement imposé. Le tout est de savoir s’il s’agit d’un désarmement post-crise ou d’un désarmement post-electoral. Pour ma part, il faut aller plus loin en mettant en œuvre un DDR multi-pays qui peut prendre plusieurs formes. Bref ceci est un autre débat.

Les Ivoiriens peuvent-ils espérer avoir une armée à la dimension de leurs attentes?

Une réponse à cette question doit être précédée d’une démarche qui comporte en premier lieu, une enquête auprès des Ivoiriens pour savoir la perception qu’ils ont de leur armée (a-t-elle un lourd passé d’abus? est –elle bien acceptée?) sous forme de sondage échantillonnage. Puis constituer des registres pouvant servir également pour la réforme de la justice, de la police et d’autres fonctions dont je ne souhaiterais pas parler maintenant.

Entretien réalisé par Germain DJA K