DERNIER RAPPORT D’AMNESTY INTERNATIONAL SUR CÔTE D’IVOIRE : « LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA PROLIFÉRATION DES ARMES ET DE LEUR USAGE INCONTRÔLÉ »

Le 21 mars 2013 par IVOIREBUSINESS - RAPPORT D’AMNESTY SUR CÔTE D’IVOIRE.

DERNIER RAPPORT D’AMNESTY INTERNATIONAL SUR CÔTE D’IVOIRE : « LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA PROLIFÉRATION DES ARMES ET DE LEUR USAGE INCONTRÔLÉ »
DATE DE PUBLICATION: 20 MARS 2013.

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Photo de couverture : Un soldat des Forces républicaines de
Côte d'Ivoire porte un bracelet de munitions au cours de
l'investiture du président Alassane Ouattara, le 21 mars 2011.
amnesty.org
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SOMMAIRE

I. PRÉSENTATION GÉNÉRALE ………………………………………………………………………..2
II. LES TRANSFERTS D'ARMES IRRESPONSABLES
EN CÔTE D'IVOIRE AVANT L'EMBARGO DE 2004 …………………………………………………..4
III. UTILISATION ABUSIVE DES ARMES PAR LES FORCES
GOUVERNEMENTALES ENTRE 2010 ET 2011 ……………………………………………………...9
IV. LIVRAISONS ILLÉGALES D’ARMES AUX FORCES DE SÉCURITÉ IVOIRIENNES ………….15
V. UTILISATION D’ARMES PAR DES GROUPES
OPPOSÉS À LAURENT GBAGBO EN 2010-2011………………………………………………..….18
VI. VIOLENCE ARMÉE EN CÔTE D’IVOIRE APRÈS LE CONFLIT…………………………...……...23
VII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS…………………………………………………………24

I. PRÉSENTATION GÉNÉRALE

Le présent rapport se penche sur la fourniture irresponsable et/ou illégale d'armes et de matériel en
rapport aux parties en conflit en Côte d'Ivoire et sur leur utilisation abusive, plus particulièrement lors du
conflit armé de janvier à avril 2011. Il entend ainsi prouver la nécessité d'une action plus énergique de la
communauté internationale en vue d'aider la Côte d'Ivoire à mettre fin à la survenue persistante de
crimes relevant du droit international et de violations graves des droits humains, y compris des cas de
violences liées au genre envers les femmes et des filles.
Les points troublants abordés dans ce rapport posent des questions fondamentales à la communauté
internationale concernant l’absence de contrôle effectif par les États des transferts internationaux
d’armes classiques et notamment la facilité relative avec laquelle les embargos des Nations unies sur les
armes peuvent être tournés.
Sur la base d’une analyse des faits, le rapport propose des recommandations essentielles. Amnesty
International exhorte tous les États membres des Nations unies, ainsi que les États non membres chargés
d'une mission d'observateur permanent auprès des Nations unies, à déployer tous les efforts possibles lors
de la prochaine conférence finale des Nations unies sur le Traité sur le commerce des armes, prévue du
18 au 28 mars 2013, pour se mettre d'accord sur un texte prévoyant des règles solides pour protéger les
droits humains et faire respecter le droit international humanitaire. Ces règles doivent être cohérentes
avec les obligations qui incombent aux États conformément au droit international, et permettre aux États
de réglementer de manière efficace, par le biais de mécanismes de contrôle solides et transparents, tous
types d'armes, de munitions et d'équipement associé, y compris les technologies, les pièces et les
composants. Amnesty International est convaincue que le cas de la Côte d’Ivoire, parmi d'autres, offre la
preuve que, sans la mise en oeuvre solide d'un Traité solide sur le commerce des armes dans le monde,
ainsi que d'autres mesures spécifiques prises par la communauté internationale, les embargos sur les
armes décidés par le Conseil de sécurité des Nations unies, comme celui imposé à la Côte d'Ivoire en
novembre 2004, continueront d'être violés.
En premier lieu, ce rapport se penche sur les conséquences à long terme d'une série de transferts
d'armes internationaux irresponsables au gouvernement de Côte d'Ivoire et aux Forces nouvelles (groupe
d'opposition armé qui a pris le contrôle du nord du pays à la suite du soulèvement armé de septembre
2002) effectués immédiatement avant l'embargo sur les armes imposé au pays par le Conseil de sécurité
des Nations unies en novembre 2004. Bien que ces transferts aient été considérés dans l'ensemble
comme légaux, dans le sens où ils n'ont pas violé l'embargo des Nations unies sur les armes, ils ont
favorisé une escalade quasi immédiate des hostilités et alimenté une série de crimes violents et de
violations armées des droits humains.
Ce rapport examine l'utilisation pendant le conflit qui a suivi l'élection de 2011 de ces armes transférées
avant 2004 par des partisans du président sortant Laurent Gbagbo et du président Alassane Ouattara
pour commettre d’importantes violations des droits humains et exactions, ainsi que des violations graves
du droit international humanitaire. Entre autres violations et exactions, des civils ont notamment été pris
pour cibles par les forces pro-Gbagbo à Abidjan et des homicides illégaux ont été perpétrés dans l'ouest
du pays par la nouvelle armée créée en mars 2011 par Alassane Ouattara. Cette armée, les Forces
républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), était alors principalement composée de membres des Forces
nouvelles.
Exposant les cas où des armes, des munitions et l'équipement associé ont été fournis de manière
irresponsable, mais pas illégale, au gouvernement de Côte d'Ivoire avant novembre 2004, ce rapport
résume également les conclusions récentes d'une enquête du Groupe d'experts des Nations unies sur les
violations de l'embargo des Nations unies sur les armes, qui a révélé plusieurs cas de violations depuis
l'annonce de l'embargo des Nations unies en 2004. Certaines des armes transférées illégalement ont
ensuite été utilisées pour commettre de graves violations du droit international humanitaire et des
violations des droits humains. La fourniture légale et illégale d'armes légères et de petit calibre et de
munitions a également favorisé la prolifération de la violence armée dans le pays.
Ce rapport s'achève sur une évaluation des problématiques liées aux armes en Côte d'Ivoire après le
conflit et recommande des mesures à prendre pour couper court dans un futur immédiat aux violations
des droits humains liées aux armes dans ce pays.

UN CONFLIT OPPOSANT PLUSIEURS FORCES ARMÉES DEPUIS DIX ANS

Depuis le soulèvement armé de septembre 2002 ayant conduit à la partition de facto du pays, la Côte d'Ivoire est le
théâtre de violences sporadiques dans le contexte plus vaste d'un conflit armé qui oppose les forces gouvernementales
ou forces de défense et de sécurité (FDS) composées de militaires, de gendarmes (forces de police paramilitaires) et de
policiers, d’une part, et d’autre part plusieurs groupes d'opposition armés réunis sous le nom de Forces nouvelles.
Chaque camp a recruté des milices et, dans le cas du gouvernement, des mercenaires composés principalement de
Libériens. Ces forces sont intervenues dans le cadre d'une chaîne de commandement très souple, sans avoir à répondre
de leurs actes.
Pendant les trois premières années du conflit (2002-2004), toutes les parties ont eu recours au viol et à d'autres
violences à l'encontre des femmes et des filles en tant qu'arme de guerre1.
En novembre 2004, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1572 et imposé un embargo complet
sur les armes, interdisant le transfert d'armes et de matériel connexe à l'ensemble des parties en présence en Côte
d'Ivoire2.
Plusieurs tentatives de médiation politique ont été menées sous l'égide de la France et du Burkina Faso et se sont
soldées par la signature des accords de Linas-Marcoussis (2003) et de Ouagadougou (2007). Conformément à ce dernier
accord, Laurent Gbagbo a nommé le secrétaire général des Forces nouvelles de l'époque, Guillaume Soro, au poste de
Premier ministre.
Malgré la signature de plusieurs accords visant à la réunification de la Côte d'Ivoire et à la mise en place d'un processus
de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR), le pays est resté divisé en deux jusqu'à la crise postélectorale
de 2011.
Les violences qui ont suivi l'élection présidentielle contestée de novembre 2010 ont été à l’origine de la
plus grave crise humanitaire et des droits humains que la Côte d'Ivoire ait connue depuis la partition de
facto du pays en septembre 2002. Les observateurs internationaux ont eu tendance à considérer cette
élection comme libre et équitable et les Nations unies, appelées à certifier les résultats, ont confirmé la
victoire d'Alassane Ouattara. Ce résultat a été immédiatement contesté par le président sortant, Laurent
Gbagbo, qui s'est proclamé président après l'annulation des scrutins par le Conseil constitutionnel dans
quatre régions du nord du pays. La communauté internationale, notamment l'Union africaine et la
Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), a unanimement reconnu la victoire
d'Alassane Ouattara et le pays s'est retrouvé dans une impasse politique avec deux présidents et deux
gouvernements. Les efforts de médiation, déployés notamment par l'Union africaine, n'ont pas permis de
résoudre pacifiquement la crise politique et la situation s’est détériorée jusqu’à déboucher sur un conflit
armé.
Les éléments recueillis par Amnesty International montrent clairement que toutes les parties ont commis
des crimes au regard du droit international, y compris des crimes de guerre et des crimes contre
l'humanité. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées illégalement, souvent en raison de leur origine
ethnique ou de leurs sympathies politiques supposées. Des femmes et des filles ont été victimes de
violences sexuelles, y compris de viols, et des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de
fuir leur foyer pour chercher refuge dans d'autres régions de Côte d'Ivoire ou dans des pays voisins, en
particulier au Liberia3.
La responsabilité pénale des forces de sécurité pro-Gbagbo serait engagée dans des exécutions
extrajudiciaires et des arrestations, d'hommes en grande partie, mais aussi de quelques femmes, qui
avaient manifesté contre l'ancien président dans les rues ou chez eux. Certaines personnes ont été
victimes de disparition forcée. La plupart des personnes exécutées ou arrêtées étaient des Dioulas, un
terme générique désignant les personnes portant un nom musulman ou originaires du nord de la Côte
d'Ivoire ou d’autres pays de la sous-région (voir Encadré 2 ci-dessous). Des membres de milices
favorables à Laurent Gbagbo auraient violé des femmes qu’ils accusaient de soutenir Alassane Ouattara,
dans certains cas avec la complicité de forces de sécurité fidèles à l’ancien président. Les Forces
républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI, mises en place en mars 2011 par Alassane Ouattara), ont tué et
torturé des sympathisants réels ou supposés de Laurent Gbagbo, notamment dans l'ouest du pays, et des
membres des FRCI seraient responsables de viols et d'autres violences sexuelles à l'encontre de femmes
et de filles.
Le 23 novembre 2011, la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale a émis un mandat
d'arrêt sous scellés à l'encontre de Laurent Gbagbo pour sa responsabilité pénale présumée dans les
crimes contre l'humanité de meurtre, de viols et d'autres formes de violence sexuelle, de persécution et
d'autres actes inhumains commis sur le territoire de Côte d'Ivoire entre le 16 décembre 2010 et le
12 avril 2011. Le mandat d'arrêt a été rendu public le 30 novembre 2011 et, le même jour, Laurent
Gbagbo a été transféré à la Cour. Un second mandat d'arrêt a été émis à l'encontre de sa femme, Simone
Gbagbo, pour quatre chefs d'accusation de crimes contre l'humanité. Ce mandat est toujours en attente
d'exécution par les autorités ivoiriennes.

UN CONFLIT À FORTE DIMENSION ETHNIQUE

La crise post-électorale de 2011 a été alimentée par des dissensions ethniques de longue date, dérivées d'une idéologie de
l'« ivoirité » qui cherchait à opposer les « vrais » Ivoiriens aux populations « non autochtones » (ou allogènes), connues sous
le nom de Dioulas. Selon les circonstances, ce terme peut désigner n'importe quelle personne ayant un nom musulman ou
originaire du nord de la Côte d'Ivoire ou d'autres pays de la sous-région (Mali, Burkina Faso, Guinée, Sénégal, etc…).
Tandis que les forces pro-Gbagbo prenaient pour cibles les Dioulas, les forces armées fidèles à Alassane Ouattara attaquaient
des personnes appartenant à des groupes ethniques du sud, y compris les Bétés, les Didas et les Guérés, généralement
perçus comme favorables au président sortant.

II. LES TRANSFERTS D'ARMES IRRESPONSABLES EN CÔTE D'IVOIRE
AVANT L'EMBARGO DE 2004

Aux yeux de n'importe quel observateur international, entre 2002 et 2004, la Côte d'ivoire semblait sur le
point de tomber dans une guerre civile déstabilisante. En septembre 2002, un soulèvement militaire a
abouti à une dangereuse impasse, laissant plusieurs groupes d'opposition armés (qui se réuniront plus
tard sous le nom de Forces nouvelles) contrôler la moitié nord du pays et les forces gouvernementales
contrôler le sud. En dépit d'un accord de cessez-le-feu en janvier 20034, les parties ont continué à se
réarmer et à se réorganiser.
Reconnaissant la fragilité de la situation, le 27 février 2004, le Conseil de sécurité a estimé que la
situation en Côte d'Ivoire continuait de représenter une menace pour la paix internationale et la sécurité
dans la région et autorisé le déploiement d'une force de maintien de la paix des Nations unies5.Toutefois,
les violences se sont poursuivies et, en octobre et novembre 2004, des unités des Forces nouvelles ont
lancé des attaques contre les forces gouvernementales, et le gouvernement a déclenché des attaques
aériennes contre les zones et villes du nord occupées par les Forces nouvelles.
Malgré les craintes internationales grandissantes quant à un conflit susceptible de déstabiliser
l'ensemble de la région, plusieurs États souverains et acteurs commerciaux ont continué à fournir de gros
volumes d'armes à la Côte d'Ivoire au cours de la période 2002-2004. L'impact de la fourniture d'armes
depuis l'étranger ne constituait pas seulement un potentiel de déstabilisation, mais a également provoqué
de façon claire et immédiate une intensification du conflit en Côte d'Ivoire6.
Le 4 novembre 2004, les forces gouvernementales ivoiriennes ont lancé une attaque contre les positions
occupées par les Forces nouvelles. Plusieurs raids aériens, notamment à l'aide de chasseurs-bombardiers
Soukhoï, ont été dirigés contre les villes de Bouaké et Korhogo dans le nord du pays, faisant plusieurs
morts et blessés. Ces attaques ont mis fin au cessez-le-feu qui avait été respecté pendant 18 mois. La
fourniture d'hélicoptères d'attaque Mi-24V étrangers, par exemple, a permis aux forces gouvernementales
d’attaquer les civils à l'aveugle dans la ville de Bouaké, dans le nord du pays, le 4 novembre 2004. Plus
tard, le 6 novembre 2004, une attaque menée au moyen d'un avion d'attaque au sol Soukhoï Su-25,
récemment acquis par le gouvernement, a tué neuf militaires français et un ressortissant américain.
Après la mort des neuf soldats français, l’armée française a réagi en détruisant la flotte aérienne (SU-25,
MiG-23, Mi-8T) des forces armées ivoiriennes. D’immenses manifestations ont été organisées les jours
suivants à Abidjan pour protester contre l’action des forces françaises, ce qui a débouché sur un
affrontement entre l’armée et la population ivoiriennes et les troupes françaises7.
Entre 2002 et 2004, comme le mentionne ce rapport, des États étrangers ont fourni aux parties
ivoiriennes un éventail d'armes : armes légères et de petit calibre, munitions, véhicules armés et engins
d'aviation militaire. Une majorité de ces transferts internationaux ont lieu entre janvier 2003 et novembre
2004, alors que des négociations de paix à l'international et l'entrée en scène du Conseil de sécurité ont
rendu flagrante la possibilité que la crise en Côte d'Ivoire prenne des proportions dramatiques. De plus,
les transferts ont continué après février 2004, lorsque le Conseil de sécurité a jugé que la situation ne
pouvait plus être gérée par la seule voie diplomatique et autorisé le déploiement d'une mission de
maintien de la force des Nations unies.
En novembre 2004, le Conseil de sécurité a condamné l'attaque contre les forces françaises8 et adopté la
résolution 1572 imposant un embargo complet des Nations unies sur les armes, interdisant le transfert
d'armes et de matériel connexe à l’ensemble des parties en Côte d'Ivoire. L'embargo des Nations unies
est resté en vigueur, mais le mal était déjà fait9. Comme l'illustrent les sections suivantes de ce rapport,
des armes et des munitions fournies par des pays étrangers n'ont cessé d’affluer dans le pays avant
l'embargo, entre 2002 et 2004, et ces armes et munitions ont favorisé la violence armée et de graves
atteintes aux droits humains en Côte d'Ivoire depuis lors.

A. FOURNITURE D'ARMES AUX FORCES GOUVERNEMENTALES ENTRE 2002
ET 2004

Avant la mutinerie de 2002, les forces gouvernementales s'appuyaient sur des armes et munitions
acquises petit à petit auprès de diverses sources depuis les années 1960, y compris de vieilles armes et
munitions françaises et du matériel russe datant de l'époque soviétique. Un grand nombre de ces armes
était obsolète ; d'autre part, la mutinerie de septembre 2002 s'est soldée par le transfert de grandes
quantités d'armes et de munitions détenues par le gouvernement aux Forces nouvelles.
En réponse à cela, le gouvernement de Côte d'Ivoire s'est lancé dans un programme d'armement soutenu.
Entre septembre 2002 et décembre 2003, on estime que les dépenses du gouvernement en matériel
militaire sont passées de 113 millions à 175 millions de dollars, totalisant plus de 10 % du budget
national 2004-200510.
En 1998, la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) a déclaré un moratoire
volontaire de trois ans sur l'importation, l'exportation et la fabrication d'armes légères et de petit calibre11
afin d'empêcher la prolifération de ces armes en Afrique de l'Ouest. Le moratoire a été prolongé en 2001
et à nouveau en 2004. En tant qu'État membre de la CEDEAO, le gouvernement ivoirien n'aurait pas dû
procéder à l'importation de ces armes avant d'en avoir informé le secrétariat de la CEDEAO et d'avoir
obtenu une dérogation de la part de la CEDEAO. Néanmoins, d'après le Groupe d'experts des Nations
unies12, la plupart des livraisons d'armes légères et de petit calibre n'ont pas été signalées à la CEDEAO
par le gouvernement ivoirien13.
1. VÉHICULES BLINDÉS VENUS D'ANGOLA
En 2002, l'Angola a fourni deux véhicules blindés de transport de troupes BMP-2 et deux chars T-55 au
gouvernement ivoirien14. Les circonstances exactes du transfert sont floues, bien que l'équipement ait été
livré par voie maritime au port d'Abidjan.
2. LIVRAISONS CHINOISES D'ARMES ET DE MUNITIONS DE PETIT CALIBRE
Des éléments recueillis depuis 2004 indiquent que le gouvernement de Côte d'Ivoire était en possession
de très grandes quantités de munitions de 7,62 x 39 mm fabriquées en Chine, produites en 2002. Ces
stocks comprennent environ 30 % ou plus de toutes les munitions de ce calibre détenues par le
gouvernement, suggérant des volumes de transferts avoisinant les centaines de milliers au moins.15.
La date de fabrication indique des transferts quelque temps après janvier 2002 et avant l'embargo sur
les armes décidé par les Nations unies en novembre 200416. Des informations concernant des livraisons
des caisses de munitions (voir image ci-dessous), qui font état d'un exportateur chinois et d'Abidjan
comme destination, laissent entendre que la Chine a fourni des munitions directement à la Côte d'Ivoire
(sans les faire réexporter par un troisième État). Étant donné les délais habituels entre les phases de
fabrication et d'exportation, qui viennent s'ajouter aux délais d'expédition, la livraison des munitions a
vraisemblablement eu lieu après 200217. Toutefois, en l'absence d'informations complémentaires, la date
exacte de livraison ne peut pas être établie.
Munitions chinoises de 7,62 x 39 mm fabriquées en 2002 (dans des caisses), Abidjan
Source : Conseil de sécurité des Nations unies. 2009. « Rapport final du Groupe d'experts sur la Côte
d'Ivoire établi en application du paragraphe 11 de la résolution 1842 (2008) du Conseil de sécurité ».
S/2009/521. Paragraphe 139.
Notes : Date de manufacture (2002) confirmée par les numéros de lot sur les emballages et les sceaux
des munitions.
3. FOURNITURE D'ARMEMENTS CLASSIQUES MAJEURS PAR LE BÉLARUS
Entre 2002 et 2003, le Bélarus a livré une série d'armes classiques majeures au gouvernement ivoirien.
Les transferts d'avions militaires comprenaient un avion de transport AN-12, deux hélicoptères d'attaque
Mi-24V, un hélicoptère Mi-8T et quatre avions d'attaque au sol à voilure fixe SU-25. Les livraisons
bélarussiennes comprenaient également des véhicules blindés, dont 13 BMP-1P, 13 BRDM-2 et
6 véhicules blindés de transport de troupes BTR-80. Les livraisons d'armes à feu indirect comprenaient
dix mortiers de 120 mm et six systèmes de lance-roquettes multiples de 122 mm BM-21 installés sur
des camions18.
Il semble que l'aide fournie par le Bélarus au gouvernement ivoirien se soit poursuivie après novembre
2004, avec la fourniture de 22 4x4 militaires UAZ-3151, destinés au Centre de commandement des
opérations de sécurité (CECOS) et arrivés à Abidjan le 23 juin 200519. Le Groupe d'experts des Nations
unies a également fait état de la présence, entre avril 2005 et fin 2006, de techniciens de nationalité
bélarussienne travaillant sur un hélicoptère d'attaque Mi-24 appartenant au gouvernement20.
4. FOURNITURE D'ARMEMENTS CLASSIQUES MAJEURS PAR LA BULGARIE
En 2003, la Bulgarie a fourni des armes classiques majeures au gouvernement ivoirien, dont trois
mortiers de 120 mm, deux hélicoptères d'attaque Mi-24V, deux MiG-23ML et deux avions de combat
MiG-23MLD21.
5. VÉHICULE BLINDÉ DE TRANSPORT DE TROUPES VENU D'UKRAINE
En 2003, l'Ukraine a fourni un véhicule blindé de transport de troupes BMP-2 au gouvernement
ivoirien22.
6. ARMES LÉGÈRES ET DE PETIT CALIBRE ET MUNITIONS FOURNIES PAR LA BULGARIE
En octobre 2004, la Bulgarie a livré plus de 1 000 fusils d'assaut de type Kalachnikov AR-M de
7,62 x 39 mm, des mitrailleuses lourdes, des lance-roquettes ATGL (de type RPG-7) et des roquettes
anti-personnel PG-7VM et OG-7V23. L'annuaire sur les armes légères indique qu'en 2004, la Bulgarie a
également fourni 2 000 grenades à main offensives, 2 000 grenades à main défensives, 1 500 roquettes
anti-personnel OG-7V pour recharger des lance-roquettes RPG-7, 20 000 munitions de 12,7 x 108 mm
et 250 600 munitions de 7,62 x 39 mm, dont la valeur est estimée à 700 642 USD24. Il existe
également des informations attestant que les forces gouvernementales à Abidjan détenaient des grenades
à main RGD-5 bulgares fabriquées en 2004 (voir image ci-dessous). La date de fabrication semble
indiquer la possibilité d'un transfert à une date proche de l'embargo de novembre 2004. Toutefois, il
n'existe aucune preuve disponible permettant de préciser le mois de fabrication ou la date de fourniture à
la Côte d'Ivoire.
Grenades RGD-5 bulgares fabriquées en 2004 (caisse de 20), Abidjan 2009
Source : Confidentielle.
Notes : Le troisième numéro du numéro de lot (« 04 ») indique l'année de manufacture (2004).
7. LIVRAISONS DE DRONES D'ISRAËL
À une date indéterminée en 2004, Israël a livré deux avions de surveillance aérienne sans équipage au
gouvernement ivoirien. À l'origine, des techniciens israéliens faisaient fonctionner ces aéronefs, avant
d'être rappelés lorsqu'Israël a reconnu que leur présence violait le régime de sanctions, introduit en
novembre 2004. Les deux avions sans équipage sont restés dans le pays25.

B. FOURNITURE D'ARMES AUX FORCES NOUVELLES

À l'exception des armes saisies pendant les hostilités de 2011, les unités des Forces nouvelles n'ont pas
déployé d'armes classiques majeures pendant le conflit entre 2002 et 2011. C'est pourquoi la visibilité
des transferts d'armes provenant de l'étranger est très réduite par rapport aux livraisons effectuées auprès
du gouvernement ivoirien.
Au cours de la période 2002-2011, les Forces nouvelles ont déployé un éventail d'armes, telles que des
fusils d'assaut chinois, russes et polonais et des munitions d'origines et de calibres divers. Des parties
inconnues avait retiré les numéros de série de presque tous les fusils d'assaut, ce qui a mené les Groupes
d'experts des Nations unies successifs à la conclusion selon laquelle les armes avaient été retransférées
en violation du régime de sanctions (et non pas directement fournies par les États fabricants). De plus, de
grandes quantités de munitions des Forces nouvelles avaient été retirées de leur emballage d'origine
(ainsi que les numéros d'identification des lots), vraisemblablement pour les mêmes raisons.26
Pour ces raisons, il est difficile de tirer des conclusions directes quant à des transferts d'armes
irresponsables aux Forces nouvelles avant l'embargo de novembre 2004. Voici les raisons : 1) l'absence
de numéros de série sur les armes et de numéros de lot sur les munitions ne permet pas de tracer
l'historique de transfert du matériel militaire concerné et 2) le matériel peut, par conséquent, avoir
changé plusieurs fois de mains avant d'entrer en possession des Forces nouvelles. Néanmoins, il existe de
plus en plus de preuves attestant de transferts d'armes depuis le territoire du Burkina Faso, avant et
après l'embargo sur les armes de novembre 2004.
1. TRANSFERTS D'ARMES SOUS ESCORTE DEPUIS LE BURKINA FASO EN 2002-2003
Selon des témoins oculaires fiables, des forces militaires burkinabè en uniforme auraient escorté des
livraisons d'armes et de munitions jusqu’à leur remise à des membres des Forces nouvelles au cours de la
période 2002-début 2003. La nature exacte de ces livraisons est floue, mais des enquêtes ultérieures
suggèrent qu'elles contenaient probablement diverses armes et munitions, y compris des fusils d'assaut
et des munitions de petit calibre (de calibre 7,62 x 39 mm à 12,7 x 108 mm)27.
2. TRANSFERTS D'ARMES DEPUIS LE BURKINA FASO PENDANT ET APRES 2003
Le Groupe d'experts sur la Côte d'Ivoire des Nations unies de 2011 a fait état de plusieurs traces d'un
soutien à long terme aux Forces nouvelles émanant du territoire du Burkina Faso. Ces traces comprennent
des informations relatives à la fourniture de fusils d'assaut de type Kalachnikov, la présence de munitions
de petit calibre ayant été entre les mains de forces de sécurité au Burkina Faso puis en Côte d'Ivoire,
ainsi que des livraisons d'autres équipements militaires, tels que des véhicules, des uniformes et du
matériel de communication radio28.
Malgré ces preuves, il est difficile d'établir précisément quelles armes et quelles munitions le Burkina
Faso a fournies, notamment dans la mesure où des types d'armes divers, souvent anciens, semblent avoir
été mêlés au cours des transferts. Le retrait des numéros de série et de lot a encore plus compliqué la
tâche. Conclusion : une arme utilisée par les Forces nouvelles ne peut pas être associée à un transfert
particulier, ce qui ne permet pas de répondre facilement à la question de la « responsabilité » des
transferts.
Cela étant, l'analyse du conflit post-2004 par le Groupe d'experts sur la Côte d'Ivoire des Nations unies
révèle des quantités de munitions roumaines de calibre 7,62 x 39 mm fabriquées en 2005 en circulation
dans le pays, suite au détournement illicite de ces munitions depuis le Burkina Faso vers la Côte d’Ivoire
(voir ci-après)29.

III. UTILISATION ABUSIVE DES ARMES PAR LES FORCES
GOUVERNEMENTALES ENTRE 2010 ET 2011

Il existe des preuves manifestes selon lesquelles un grand nombre des armes fournies au gouvernement
ivoirien entre 2002 et 2004 n'ont pas seulement eu un impact immédiat sur les hostilités de l'époque,
mais ont également été utilisées par la suite à l'encontre de civils dans la période précédant le conflit de
2011 et pendant ce conflit. Les exemples présentés ci-dessous le sont à titre d'illustration et ne sont pas
exhaustifs.
En novembre 2004, le gouvernement de Côte d'Ivoire a lancé des attaques aériennes contre les Forces
nouvelles dans le nord du pays, en ayant recours à un éventail de moyens aériens acquis entre 2002 et
2004. Ces moyens incluent des hélicoptères d'attaque Mi-24V fournis par le Bélarus et la Bulgarie (en
2002 et 2003 respectivement) et des avions d'attaque au sol SU-25 fournis par le Bélarus en 2003 et
2004.
L'utilisation de ces systèmes d'armement confirme que la fourniture d'armes provenant de pays étrangers
au gouvernement ivoirien a eu un impact quasi immédiat sur l'escalade des hostilités, conjointement à
des attaques contre des civils dans le pays. Par exemple, des munitions non explosées et des fragments
de roquettes S-5 fournies par le Bélarus, retrouvées dans des zones résidentielles dans la ville de Bouaké,
au nord du pays, indiquent que les attaques aériennes ont largement pris pour cible des zones civiles30.
Une attaque menée le 6 novembre à l'aide d'un SU-25 fourni par le Bélarus sur la base militaire
française de Bouaké, qui a fait dix morts, atteste elle aussi de l'impact de ces transferts d'armes avant
l'embargo.
La prolifération et l’abus des armes légères et de petit calibre a eu des effets tragiques. Dans un rapport
publié en mars 2007, Amnesty International a fait état d'une série de violences, y compris des viols,
perpétrées à l'encontre des femmes et des filles par des hommes armés appartenant à toutes les parties
au conflit. Un grand nombre de femmes et de filles ont été victimes de viols en réunion sous la menace
d'une arme. D'autres ont été passées à tabac avec la crosse de fusils Kalachnikov avant ou après avoir été
violées31.
Après la signature d’une série d’accords, d’abord pour imposer un cessez-le-feu puis pour mettre un
terme au conflit, avec un engagement à démobiliser, désarmer et réinsérer toutes les forces armées32,
l’absence de financement en vue du regroupement des Forces nouvelles a causé des retards importants
dans le désarmement de ces dernières. Des troubles ont été suscités par plusieurs manifestations
déclenchées en 2007 et 2008 par des soldats qui n’avaient pas été payés. Ces deux facteurs ont
intensifié le débat déjà engagé sur la possibilité d’élections avant que le désarmement soit effectif, d’où
l’ajournement des élections et l’aggravation des tensions dans le pays ?
A. DES MANIFESTANTS PRIS POUR CIBLES A ABIDJAN EN JANVIER ET FÉVRIER 2011
En janvier et février 2011, les forces gouvernementales ont utilisé des balles réelles pour disperser et
dissuader des manifestants civils, hommes et femmes originaires en majorité de la communauté dioula,
dans divers quartiers d'Abidjan, tels qu'Abobo, Adjamé, Attecoubé, Port-Bouët et Treichville. À l'exception
d'Abobo (voir ci-dessous), ces événements ont été marqués, dans l'ensemble, par un schéma répétitif
d'escalade de la violence, contraire aux normes des Nations unies en matière de recours à la force par les
responsables de l'application des lois, avec notamment :
•des coups de feu tirés dans l'air pour disperser les manifestants ;
•des tirs en direction des manifestants qui ne s'étaient pas dispersés ou avaient tenté d'allumer
des feux/d'ériger des barricades ; et
•l'utilisation de grenades, de roquettes et d'autres explosifs pour repousser les derniers groupes
de manifestants (dans des zones d'habitation, bien souvent)33.
Le 18 janvier 2011, par exemple, les forces de la gendarmerie et de la garde républicaine ont dispersé
des manifestants et des manifestants qui avaient allumé des feux et érigé des barricades le long du
boulevard de la Paix, près des bureaux des Nations unies à Attecoubé. Les forces de sécurité ont tiré à
balles réelles pour disperser les manifestants et ont entrepris de mettre le feu aux maquis (petites
boutiques) à l'intersection du boulevard de la Paix et du boulevard de l'Ouest.
Les manifestants se sont dispersés dans les zones d'habitation au sud du boulevard de la Paix, où les
forces de sécurité ont lancé une roquette depuis un lance-roquette de type RPG-7, au moins deux
grenades à fragmentation très explosives, ainsi qu'une grenade lancée ou jetée depuis le véhicule blindé
de première ligne.
Tous ces exemples de recours à une force excessive et non motivée ont eu lieu dans le quartier des
bidonvilles, où les constructions sont principalement en tôle et offrent peu de protection contre les balles
et les explosifs (voir image ci-dessous)34.
Civils pris pour cible à Attecoubé, Abidjan, le 18 janvier 2011
Source : Google Earth © 2013 Google. Image © 2013 Digital Globe.
Notes fournies par une source confidentielle.
Remarque : les cibles font +/- 10 mètres. Les cercles indiquent la source du feu (ou du lancer).
Les flèches indiquent la direction et la cible du feu.
B. OFFENSIVES AU MORTIER À ABOBO, ABIDJAN
Fin février, les forces de sécurité fidèles à Laurent Gbagbo ont commencé à diriger des tirs de mortier sur
des zones densément peuplées d'Abobo, un quartier d'Abidjan récupéré par les hommes du Commando
invisible anti-Gbagbo
35. Plus de dix personnes (femmes, hommes et enfants) ont été tués. Des
informations recueillies par Amnesty International indiquent également que les forces de sécurité ont tiré
sans ménagement, alors qu'elles traversaient le quartier d'Abobo, tuant et blessant des hommes et des
femmes non armés.
Le 11 mars 2011, peu avant minuit, un obus de mortier a atterri dans la cour d'une famille, tuant trois
enfants et blessant grièvement plusieurs membres de la famille. L'une des personnes présentes lors de
l'attaque a témoigné auprès d'Amnesty International :
« Lorsque nous sommes allés nous coucher, nous n'entendions ni bruit ni coup de feu, puis soudain, au
milieu de la nuit, vers 23h30, nous avons entendu un grand bruit. Un obus avait touché la cour de notre
voisin. Un adolescent de 12 ans, qui dormait, a été tué sur le coup. Koné Toumoutou et Bakary Koné,
respectivement âgés de six et deux ans, ont été mortellement blessés et sont décédés peu après avoir été
transférés vers un centre médical. Deux autres enfants de la famille ont été blessés. Plusieurs adultes,
dont la grand-mère de 53 ans, ont été blessés. »
Le 17 mars 2011, des bombes ont été lâchées sur un marché à Abobo, faisant au moins 20 morts et
environ 60 blessés, principalement des femmes.
Grenades à
fragmentation HE
Roquette
rpg
Siège de l'ONU
à Abidjan
Zone
d'habitation
Grenade lancée/tirée depuis VAB APC
Boutiques
détruites
Un témoin a raconté la scène à Amnesty International : « Cet après-midi là, avant la prière, quelques
femmes vendaient leurs fruits et légumes sur le marché de Gagnoa, à Abobo. Tout était calme quand,
soudain, nous avons entendu un grand bruit, au moment où la place du marché était touchée par un
obus. Au moins dix personnes, surtout des femmes, ont été tuées, et d'autres blessées. »
Un autre témoin a déclaré que, peu après la prière de 13h, des enfants étaient en train de jouer par terre
lorsque l'obus a frappé la place du marché. « Une femme, Bamba Aminata, est entrée dans la cour avec
son bébé. Elle a été frappée par l'obus. Elle est morte des suites de ses blessures à l'hôpital quelques
heures plus tard. Son bébé a été blessé et un autre bébé de 18 mois a été tué par l'obus. »
À l'hôpital d'Abobo, un homme a raconté à Amnesty International qu'il avait vu les cadavres de
13 personnes - 11 hommes, une femme et un enfant de cinq ou six ans - tués par cette attaque.
Le 21 mars 2011, un autre tir de mortier a frappé le quartier Céleste d'Abobo. Un témoin a raconté la
scène à Amnesty International : « Tout était calme à l'exception du bruit des enfants et de l'eau dans
laquelle nous nous lavions avant la prière de 18h30, quand soudain un obus est tombé dans la cour. Trois
personnes, dont un enfant de 12 ans, ont été tuées et deux autres ont été blessés. »
Un autre témoin ajoute : « J’ai encore l’image de ces deux femmes dont les jambes ont été arrachées
quand l’obus est tombé. Elles ont été conduites à l’hôpital mais elles n’ont pas survécu à leurs
blessures… L'une d'elles avait reçu plusieurs éclats d'obus. »
Des unités mobiles des forces de sécurité semblent avoir été à l'origine de certains tirs de mortier.
D'autres preuves indiquent que des unités de la gendarmerie ont lancé des obus de mortier depuis des
bases à Abobo.
À titre d'exemple, la carte suivante illustre la trajectoire d'un mortier de 82 mm depuis la base de la
gendarmerie Camp Commando dans le centre d'Abobo, qui, selon des sources, aurait été utilisé pour tirer
sur des cibles dans la zone PK-18 entre le 4 et le 7 mars 2011. Non seulement ces armes à feu indirect
risquent de causer un grand nombre de victimes collatérales, car ceux qui les manient ne peuvent pas
voir la zone ciblée, mais la trajectoire de cette arme suggère qu'on a tiré sur une zone contigüe d'Abidjan
à forte densité de population. De plus, il semblerait que l'arme ait été utilisée pour une portée quasi
maximale, ce qui indique une forte probabilité que la bombe tombe à côté de la cible initiale.
Disposition d'un mortier de 82 mm à la base de gendarmerie « Camp Commando » à Abobo, Abidjan, du
4 au 7 mars 2011.
Source : Google Earth © 2013 Google. Image © 2013 Digital Globe.
Notes fournies par une source confidentielle.
Remarque : Lieu exact (marge d'1 mètre) et trajectoire du mortier confirmés par une source confidentielle
Lieu du mortier de 82 mm
Angle de tir : 280° - 290°
Direction PK-18
DISTRICT
PK-18
+ de 3 000 mètres
Abobo
centre

C. ORIGINE DES ARMES UTILISÉES DANS LES OPÉRATIONS DES FORCES DE
SÉCURITÉ À ABIDJAN

Les armes suivantes ont été utilisées dans les opérations des forces de sécurité à Abobo : des fusils
d'assaut (principalement de type Kalachnikov), des grenades, des fusils mitrailleurs, des mitrailleuses
lourdes de 12,7 et 14,5 mm, des lance-roquettes de type RPG-7, des canons de 20 mm montés sur des
véhicules et des mortiers de calibre 82 et 120 mm. Les forces de sécurité ont également déployé un
éventail de véhicules blindés, y compris des VAB (véhicules de l'avant blindés) et des véhicules de
transport de troupes BTR-80 et BMP-2.
Des membres des forces de sécurité de l’État harcèlent et frappent à coups de pied et de crosse de fusil
les passagers d'un minibus, boulevard de la Paix, Abidjan, 19 janvier 2011
Remarque : L'auteur de la photographie a identifié avec certitude les armes bulgares sans s’appuyer sur
la photographie. Les armes en question ont probablement été transférées en Côte d'Ivoire en octobre
2004.
L'analyse du déploiement d'armes dans les rues d’Abidjan à l'époque confirme que le gouvernement de
Côte d'Ivoire a importé un grand nombre de ces armes pendant la période ayant mené à l'embargo sur les
armes de novembre 2004 (voir tableau des importations d’armes ci-dessous).
Fusils mitrailleurs AR-M
Bulgarie
Armes dont l'utilisation pendant les opérations contre les civils à Abidjan a été confirmée :
Janvier/mars 2011
Types d'armes Origine Livraison Remarques :
Fusils mitrailleurs Bulgarie 2004 Plusieurs lieux. Confirmation par témoin
expert lors de l'utilisation (voir aussi
l'image ci-dessus).
Munition de fusil
d'assaut de calibre
7,62 x 39 mm
Bulgarie 2004 Plusieurs lieux. Confirmée grâce à
l'analyse des cartouches envoyées.
Munition de fusil
d'assaut de calibre
7,62 x 39 mm
Chine 2002-2004 Plusieurs lieux. Confirmée grâce à
l'analyse des cartouches envoyées.
Mitrailleuse lourde
de calibre
12,7 x 108 mm
Bulgarie 2004 Plusieurs lieux. Confirmée grâce à
l'analyse des cartouches envoyées.
Roquettes
antipersonnel OG-
7V
Bulgarie 2004 Abobo, Attecoubé et Treichville.
Confirmation par témoin expert lors de
l'utilisation.
Mortier de
120 mm
Bélarus/Bulgarie 2002 ou 2004 Zone PK-18 d'Abobo. Confirmation par
témoin expert lors de l'utilisation.
Véhicules blindés
de transport de
troupes BTR-80 et
BMP-2
Bélarus et
Angola/Ukraine
2003 Zone PK-18 d'Abobo. Confirmation par
témoin expert lors de l'utilisation.
Sources : tous les cas ont été confirmés par l'étude de la détention d'armes avant le conflit de 2011, des
observations de témoins en janvier-mars 2011 et l'analyse des armes après le conflit, en avril 2011.
Sources confidentielles.
Il convient de souligner que les armes listées ci-dessus ne représentent qu'une faible proportion des
armes transférées au gouvernement de Côte d'Ivoire dans la période ayant immédiatement précédé
l'embargo imposé par les Nations unies en novembre 2004. Une analyse des stocks d'armes et de
munitions des unités armées impliquées dans la répression civile, avant et après le conflit de 2011,
suggère que ces unités armées ont déployé presque tous les types d'armes, à l'exception d'avions et de
matériel militaire de gros calibre, comme des roquettes BM-21. Ces unités sont composées de la police,
de la gendarmerie et des unités spéciales de Côte d'Ivoire, comme le Centre de commandement des
opérations de sécurité (CECOS).
Si aucun des transferts d'armes et de munitions vers la Côte d'Ivoire mentionnés ci-dessus n'ont violé
l'embargo sur les armes imposé par les Nations unies en novembre 2004, ils ont néanmoins eu lieu à une
période où le pays connaissait un cessez-le-feu fragile ou dans des circonstances où il apparaissait
clairement que le cessez-le-feu avait été violé et que les combats avaient repris dans le pays. C'est
pourquoi il existe des preuves solides suggérant que :
1. les États fournisseurs connaissaient parfaitement ou auraient dû connaître la situation de
sécurité précaire et de violations graves des droits humains en Côte d'Ivoire au moment du
transfert ;
2. les transferts étaient, par conséquent, irresponsables du point de vue d'une escalade potentielle
du conflit armé et d'une aggravation de la sécurité régionale et, enfin, des droits humains,
notamment à la lumière des décisions prises par le Conseil de sécurité après février 2004 ; et
3. les forces de sécurité ivoiriennes ont utilisé les armes fournies par des États étrangers en vue de
prendre pour cible des civils, ainsi que des équipes de maintien de la paix des Nations unies et
des membres des forces armées françaises, en 2004, puis à nouveau en 2011.

IV. LIVRAISONS ILLÉGALES D’ARMES AUX FORCES DE SÉCURITÉ
IVOIRIENNES

Outre les exemples cités plus haut d’armes, de munitions et d’équipements connexes qui ont été livrés de
façon irresponsable à la Côte d’Ivoire avant l’embargo sur les armements à destination de ce pays décrété
tardivement par les Nations unies, et qui ont servi à commettre de graves violations du droit international
humanitaire et relatif aux droits humains, le Groupe d’experts des Nations unies sur la Côte d’Ivoire
[Groupe d’experts] a mis à jour de nombreux cas de violations de cet embargo de 2004, qui viennent
renforcer les inquiétudes déjà exprimées par Amnesty International36.
Entre avril 2011 et avril 2012, le Groupe d’experts enquêtant sur les violations de l’embargo des
armements a constaté à plusieurs reprises la présence en Côte d’Ivoire de cartouches de 7,62 x 39 mm
fabriquées en Roumanie. Le 22 mars 2012, les autorités roumaines ont informé le Groupe que ces
munitions avaient été envoyées au gouvernement du Burkina Faso les 16 décembre 2005 et 21 juin
200637. Dans une seconde réponse adressée le 23 avril 2012, les autorités roumaines ont ajouté qu’un
envoi des munitions susmentionnées avait également été effectué à destination du Burkina Faso le
18 juin 200838. L’organisme roumain chargé du contrôle des exportations avait autorisé deux envois (de
200 000 et 800 000 cartouches, respectivement), sous les licences E/2005/183 et E/2006/915, au
ministère de la Défense du Burkina Faso. Ces deux transactions étaient assorties de certificats de
destination finale et d’autorisation émis par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO). On a donc des raisons de penser que ces munitions ont été détournées de façon illicite depuis
le Burkina Faso vers la Côte d’Ivoire, au prix d’une violation de l’embargo des Nations unies sur les
armes.
D’après le rapport remis en avril 2012 par le Groupe d’experts, des armes et du matériel connexe ont
également été importés en Côte d’Ivoire de façon directe jusqu’en 2009, parfois avec l’accord des
autorités du pays d’origine. En 2009, le Sénégal a commencé à être utilisé comme pays de transit. Le
Groupe d’experts a été en mesure d’établir que des représentants de l’État sénégalais avaient autorisé le
transfert d’armes et de matériel connexe vers la Côte d’Ivoire.
Le Groupe d’experts a par exemple déclaré en avril 2012 qu’il avait « obtenu des documents qui prouvent
de manière irréfutable les violations répétées du régime de sanctions perpétrées par un réseau qui se
compose des deux groupes ci-après, et qui permettent de comprendre le modus operandi de ce réseau :
a) Robert Montoya, Mikhail Kapylou, Frédéric Lafont et leurs sociétés respectives ; et b) un groupe parainstitutionnel
de personnes, à savoir Kadet Bertin (ancien conseiller auprès de M. Gbagbo, chargé de la
sécurité, qui réside maintenant au Ghana) et le commandant Anselme Séka Yapo. Ces deux groupes
avaient des liens entre eux et faisaient parfois des transactions ensemble. Le Groupe d’experts peut
prouver que ces deux groupes ont eu accès à d’importants responsables ivoiriens, qu’ils ont bénéficié du
soutien de ceux-ci, et qu’ils ont également des liens solides avec les autorités en Guinée39. »
D’après les enquêteurs des Nations unies, le réseau susmentionné « a violé à de nombreuses reprises le
régime de sanctions en important des armes, des munitions, des pièces détachées pour l’aviation et du
matériel pour les forces de sécurité ivoiriennes et d’autres entités40 ». Il ressort de l’analyse des
documents réunis par le Groupe d’experts qu’au cours de la période 2006-2010, les sociétés Protec-CI,
Protec-SA et Darkwood Logistics ont vendu des armes et du matériel connexe à l’ancien gouvernement
ivoirien pour un montant d’environ 16,3 millions de dollars des États-Unis41. Des transactions effectuées
par la présidence Gbagbo sont peut-être venues s’ajouter à ce montant, a expliqué le Groupe d’experts.
Amnesty International s’est procuré une liste des armements que Darkwood, société basée au Togo, a
proposé de fournir au gouvernement ivoirien42.
À cette fin, le réseau a bénéficié de la complicité de nombreuses sociétés étrangères spécialisées dans la
production d’équipements et d’armes destinés au maintien de l’ordre ainsi que de matériel connexe. Les
enquêteurs des Nations unies ont indiqué que M. Lafont, M. Montoya et M. Kapylou étaient des maillons
directs ou indirects d’une structure complexe de sociétés ayant leur siège en Côte d’Ivoire, en Tunisie et
en Lettonie dont ils s’étaient servis pour violer à de nombreuses reprises le régime de sanctions imposé à
la Côte d’Ivoire. « Des violations répétées du régime de sanctions se sont produites par l’intermédiaire de
sociétés telles que Protec-SA, Darkwood Logistics (voir annexe 9), dont le siège est en Côte d’Ivoire et qui
appartient à hauteur de 90 % à Robert Montoya et UAZ-CI (voir annexe 10), société de droit ivoirien qui
appartient à Atlantis Corporation, dont le siège est en Lettonie et qui est gérée par Taurenis Agris et
Ilmars Blumbergs (voir annexe 11). Mikhail Kapylou est le Directeur de UAZ-CI. Protec-SA sert de plateforme
pour deux sociétés qui appartiennent à Robert Montoya ou dont il est l’actionnaire majoritaire, à
savoir Darkwood Logistics et UAZ-CI43. » Le Groupe d’experts a également affirmé avoir réuni des
documents montrant que les sociétés UAZ-CI et Bel Tech Export (dont le siège est au Bélarus) étaient des
partenaires commerciaux.
De 2006 à 2009, les armes et le matériel militaire importés en violation de l’embargo des Nations unies
par le consortium de M. Montoya et M. Lafont pouvaient être qualifiés de « semi-létaux ». Citons, à titre
d’exemple, du gaz lacrymogène (sous forme d’aérosol ou de grenade), des balles en caoutchouc (Gomme
Cogne), des fusils lance-grenades (Cougar) et des pistolets de défense (GC27 et GC54). En outre, le
Groupe d’experts a réuni des documents prouvant qu’il y avait eu des ventes d’armes létales et de
munitions correspondantes à partir d’août 200944. M. Lafont aurait en effet participé à la vente à la Côte
d’Ivoire de plusieurs milliers de grenades à fragmentation de type H.Gr 84 et de gros volumes de matériel
létal de 2009 à fin 2010. Le Groupe d’experts a également indiqué avoir recueilli des données prouvant
que le réseau de M. Montoya avait vendu à la gendarmerie 54 munitions de 73 mm réparties dans neuf
caisses45, et que celui-ci avait organisé le voyage et le séjour d’un groupe de sept techniciens chargés
d’effectuer des opérations de réparation et de maintenance sur un hélicoptère d’attaque Mi-2446.
L’équipe est restée en Côte d’Ivoire de janvier à mars 2011 et a bénéficié du soutien logistique de la
Garde républicaine.
Le Groupe d’experts a déclaré avoir obtenu des documents montrant que les établissements Fakih, dont
le siège est à Dakar, avaient servi d’intermédiaire pour l’exportation vers la Côte d’Ivoire des armes et du
matériel connexe ci-après, en violation de l’embargo sur les armes : munitions lacrymogènes, vendues par
Nobel Sport et SAE Alsetex (dont le siège est en France) ; dispositifs de lancement pour des munitions
« semi-létales » et munitions correspondantes [vendus par SAE Alsetex (pistolets GC27 et GC54)] ;
pistolets de calibre 9 mm, revolvers de calibre 357 magnum fabriqués par Taurus (dont le siège est au
Brésil) et munitions correspondantes ; fusils à canon rayé et fusils de chasse de calibre 12 fabriqués par
Hatsan (dont le siège est en Turquie), également avec les munitions correspondantes47.
D’après les informations recueillies par le Groupe d’experts, c’est la compagnie aérienne Sophia Airlines
(qui appartient à Louise Kodo, l’épouse de Frédéric Lafont) qui a transporté le matériel de Dakar à
Abidjan. Lors d’un entretien avec le Groupe d’experts le 15 décembre 2011, Mme Kodo a reconnu avoir
pris part à plusieurs vols effectués entre Dakar et Abidjan, qui transportaient du matériel de maintien de
l’ordre48. L’aéronef utilisé était un avion de type Let-410, immatriculé TU-TCV. D’après le Groupe
d’experts, des membres du réseau se sont rendus fréquemment en Tunisie pour déposer dans des
institutions bancaires locales d’importantes sommes d’argent liquide obtenues lors d’activités associées à
la Côte d’Ivoire.
Le Groupe d’experts a noté avec inquiétude que, immédiatement après l’élection présidentielle de 2010,
une importante quantité de munitions de fusil d’assaut, de grenades à fragmentation, d’obus de mortier
de 120 mm et de pistolets ont été livrés au Centre de commandement des opérations de sécurité
(CECOS), au mépris manifeste du régime des sanctions, comme l’atteste un document officiel daté du
1er novembre 2010 et récapitulant les livraisons effectuées au CECOS49. Le Groupe d’experts a
rassemblé des preuves écrites concernant l’importation, malgré le régime de sanctions, de grenades à
fragmentation de deux types : des grenades M26A9 (fabriquées par la société Denel en Afrique du Sud)
et des contrefaçons des grenades H.Gr 84 (non fabriquées par conséquent en Autriche, mais
probablement en Serbie50). De nombreuses sources ont indiqué au Groupe d’experts que ces deux types
de grenades à fragmentation avaient été largement distribués aux milices favorables à M. Gbagbo
pendant la crise de 2010-2011 qui avait suivi l’élection présidentielle. Ces grenades ont été utilisées par
le CECOS et la Garde républicaine contre des civils à Abidjan durant la crise.
L’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), mission de maintien de la paix des Nations
unies, a déclaré que, entre le 15 décembre 2010 et le 15 mai 2011, son centre médical avait accueilli
154 personnes blessées par des grenades (dont cinq avaient succombé à leurs blessures).
Qui plus est, d’après des documents obtenus par les enquêteurs des Nations unies auprès du service
douanier du ministère de la Défense, Transit interarmées, et du ministère de l’Intérieur, M. Lafont a
enfreint régulièrement le régime de sanctions depuis 2004 en fournissant aux forces de sécurité
ivoiriennes du matériel de communication livré par la société Soicex Électronique (dont le siège est en
France). Ceux-ci ont établi que le matériel livré avait été fabriqué par les sociétés Motorola (dont le siège
est aux États-Unis), Barret Communication (dont le siège est en Australie) et Danimex (dont le siège est
au Danemark51). Amnesty International ne dispose toutefois d’aucun élément donnant à penser que ces
sociétés savaient que la livraison de ces équipements était contraire à l’embargo sur les armes des
Nations unies.

V. UTILISATION D’ARMES PAR DES GROUPES OPPOSÉS À LAURENT
GBAGBO EN 2010-2011

Des éléments d’information de plus en plus nombreux portent à croire que des homicides illégaux ont été
perpétrés par différents groupes opposés à Laurent Gbagbo, notamment les Forces nouvelles avant leur
intégration dans les FRCI, les FRCI elles-mêmes et les Dozos durant la crise de 2010-2011. Les Dozos,
milice composée de chasseurs traditionnels et appuyée par l’État et l’armée, se sont rendus coupables de
graves exactions pendant et après la crise post-électorale de 2011.
Ce chapitre décrit les attaques menées contre la population civile et expose les armes et munitions
utilisées par les auteurs de ces attaques.

A. HOMICIDES ILLÉGAUX ET AUTRES CRIMES DE DROIT INTERNATIONAL
À DUÉKOUÉ

Lorsqu’elles ont pris le contrôle de Duékoué et des villages alentour dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, les
FRCI (créées par Alassane Ouattara le 17 mars 2011) et les Dozos (voir l’encadré ci-après) ont massacré
plusieurs centaines d’hommes et de femmes guérés, essentiellement pour des motifs ethniques et
politiques, cette population étant soupçonnée dans son ensemble d’être favorable à Gbagbo.
Après avoir pris le contrôle de Duékoué dans la matinée du 29 mars 2011, les FRCI, soutenues par des
Dozos et des éléments armés en civil, ont procédé à une chasse à l’homme dans le quartier Carrefour,
dont les habitants appartiennent pour l’essentiel à l’ethnie guéré. Les hommes sont entrés dans les cours,
ont exigé de l’argent et pillé les maisons. Ils ont demandé aux femmes et aux filles de partir et ont
exécuté sommairement plusieurs centaines d’hommes de tous âges. Avant de les tuer, ils ont demandé à
leurs victimes de donner leur nom et de montrer leur carte d’identité. Certaines de ces cartes ont été
retrouvées à côté des corps52.

RELATIONS ÉTROITES ENTRE LES DOZOS ET LES FRCI

Les Dozos sont une milice armée regroupant des chasseurs traditionnels, tous de sexe masculin, qui appartiennent pour la plupart
à l’ethnie dioula53. Depuis le soulèvement armé de 2002, les Dozos ont régulièrement combattu aux côtés des Forces nouvelles et
se sont rendus coupables de graves atteintes aux droits fondamentaux, y compris d’homicides délibérés et arbitraires, d’actes de
torture et d’autres mauvais traitements.
Les Dozos étaient étroitement liés aux Forces nouvelles, groupe d’opposition armé contrôlant le nord du pays après la tentative de
coup d’État de 2002. Ces liens, associés à des relations de travail importantes, se sont considérablement renforcés après la
création des FRCI.
D’après de nombreux récits de témoins oculaires, les FRCI et les Dozos ont combattu ensemble lors d’opérations armées menées
dans plusieurs villages de l’ouest du pays. Les délégués d’Amnesty International ont constaté que les Dozos s’apparentaient de
plus en plus à une force de sécurité officieuse ivoirienne. Ils ont rencontré plusieurs barrages tenus par des Dozos sur de grands
axes routiers reliant des villes de l’ouest ainsi que sur des pistes cheminant à travers la forêt pour rejoindre des villages plus
reculés.
Les délégués d’Amnesty International se sont entretenus avec un Dozo responsable d’un barrage situé dans un secteur en
périphérie de Duékoué. Celui-ci a évoqué les relations de travail étroites qu’entretenaient les Dozos avec les FRCI, indiquant que
ces dernières leur fournissaient régulièrement des instructions, par exemple sur les endroits où installer des barrages, ainsi qu’une
assistance logistique, qui prenait notamment la forme de nourriture, de carburant pour les véhicules et de munitions.
Amnesty International a également rencontré des responsables dozos, dont le chef régional et son fils, à Duékoué en juin 2011. Ils
ont confirmé travailler en étroite collaboration avec les FRCI, précisant que celles-ci leur avaient confié la responsabilité des
patrouilles de sécurité effectuées la nuit dans toute la région. Les combattants dozos, ont-ils expliqué, procédaient fréquemment à
des interpellations lors de ces patrouilles, en particulier lorsque la carte d’identité de l’intéressé n’était pas « valide ». Ils ne
retenaient alors la personne interpellée que pendant quelques heures, avant de la remettre aux FRCI. Ils n’avaient connaissance
d’aucun texte de loi habilitant les FRCI à leur demander de remplir cette mission. Même s’ils ont parlé d’une collaboration étroite,
les responsables dozos ont insisté sur le fait qu’ils demeuraient une force totalement indépendante, qu’ils n’étaient pas sous la
coupe des FRCI ni n’avaient de comptes à leur rendre.
Amnesty International considère que la coopération et la coordination étroites (y compris dans le cadre de nombreuses opérations
conjointes) entre les Dozos et les FRCI, l’aide qu’ils reçoivent de la part des autorités sous la forme d’équipements et d’armes, la
relation de longue date qui les unit à ceux qui sont maintenant au pouvoir, et l’impunité totale dont ils jouissent, sont autant
d’éléments qui donnent à penser que les Dozos font partie intégrante de l’appareil sécuritaire de l’État. À ce titre, l’organisation
estime qu’il existe des motifs de croire que les autorités ivoiriennes portent la responsabilité directe des violations commises par
les Dozos. Elles doivent soit procéder à leur dissolution et désarmement, soit les incorporer dans les forces de sécurité et les forces
armées officielles de sorte qu’ils soient correctement encadrés, aient à rendre des comptes, soient formés et soumis à un contrôle
hiérarchique clairement défini. Cependant, les Dozos soupçonnés d’avoir commis des crimes de droit international ou des violations
des droits humains doivent être traduits en justice et jugés équitablement.
Amnesty International a recueilli le témoignage de plus d’une centaine de femmes et d’hommes qui ont
survécu au massacre perpétré à Duékoué et dans les villages alentour. Ces hommes et ces femmes ont
tous évoqué le caractère systématique et ciblé des homicides commis par des membres des FRCI en
uniforme et des Dozos à l’encontre des populations guérés. De nombreuses personnes, des hommes pour
la plupart, ont également été tuées chez elles lors de raids menés systématiquement contre les
habitations de membres de cette ethnie. Lors de sa mission d’enquête à Duékoué en avril 2011, la
délégation d’Amnesty International s’est rendue dans plusieurs maisons incendiées et a pu voir des corps
calcinés qui n’avaient pas encore été enterrés.
Une habitante de Duékoué a raconté à Amnesty International : « Le lundi [28 mars 2011], les FRCI ont
eu facilement le dessus sur les forces de sécurité et leurs alliés, miliciens et mercenaires libériens. Ceuxci
ont vite déserté la ville en abandonnant les civils, nous étions sans aucune protection. Le lendemain,
les FRCI et les Dozos ont pénétré dans le quartier Carrefour, ils sont entrés dans les cours et ont chassé
les femmes. Puis, ils ont ordonné aux hommes de s’aligner et leur ont demandé de décliner leurs prénom
et nom et de présenter leur carte d’identité. Puis, ils les ont exécutés. J’ai assisté au tri qu’ils opéraient,
trois jeunes hommes, dont un âgé d’une quinzaine d’années, ont été tués par balle devant moi. »
Amnesty International a appris que des combattants armés s’étaient régulièrement rendus les jours
suivants à l’hôpital de Duékoué pour rechercher les personnes blessées par balle et avaient, à une
occasion, tiré une balle à l’intérieur de l’hôpital pour impressionner le personnel médical.
Plusieurs hommes ont été abattus après avoir montré leur carte d’identité. Un pasteur protestant a
témoigné : « Ce mardi [29 mars 2011], je me suis enfui avec des fidèles pour trouver refuge à la Mission
catholique. Quand nous sommes arrivés dans le secteur de CP II, ils ont tiré sur nous. Mon fils et deux
autres personnes ont été tués. Quelques mètres plus loin, ils m’ont arrêté et m’ont demandé à quelle
ethnie j’appartenais. J’ai répondu que j’étais pasteur. Ils m’ont demandé ma carte d’identité. Ils n’ont
pas tout vérifié car ils étaient en pleine dispute avec un autre habitant qui fuyait. Quand ce dernier a
déclaré qu’il était bété54, ils lui ont demandé de s’allonger sur le sol et ils l’ont égorgé. Puis, ils ont arrêté
un autre jeune homme, ils ont regardé sa carte d’identité et ils l’ont abattu. J’en ai profité pour
m’enfuir. »
D’autres membres de congrégations religieuses ont été tués, et toutes les églises se trouvant dans le
quartier Carrefour ont été saccagées, pillées et incendiées.
Une femme de l’ethnie guéré s’est remémorée les événements : « Le lundi et le mardi [28 et 29 mars
2011], nous avons entendu des tirs de tous côtés. Nous nous sommes réfugiés dans d’autres habitations,
avant de rejoindre celle de notre pasteur. Ils ont encerclé la maison. Le pasteur a ouvert la porte et leur a
dit qu’il était un serviteur de Dieu. Ils l’ont alors fait sortir avec ses fidèles, et l’ont enjoint de partir car
ils allaient transformer le quartier en une vaste plantation de cacao. Avant même notre départ, ils avaient
déjà commencé à piller la maison et l’église, puis ils ont tout incendié. »
Un pasteur nommé Jacquemin a été tué dans son église avec un de ses fidèles. Un témoin a raconté à
Amnesty International :
« Mardi 29 mars, ils [les Dozos et des hommes armés des FRCI] ont pénétré dans notre église pendant
que le pasteur priait avec ses fidèles. L’un d’eux lui a demandé ce qu’il faisait et de quelle ethnie il était.
Il a répondu qu’il priait et qu’il était pasteur. “Pasteur n’est pas une ethnie”, a alors déclaré l’homme. Un
autre lui a demandé le parti qu’il soutenait. Lorsque le pasteur a répondu que son parti était Jésus Christ,
l’un des assaillants a répliqué : “Pourquoi ton parti est Jésus Christ ?” et ils l’ont tué. Un de ses fidèles,
Arsène, qui était avec lui, a subi le même sort. »
Un autre prêtre de l’Église du christianisme céleste qui portait encore ses habits sacerdotaux et huit
membres de cette église ont également été tués.
Cherchant à fuir ces massacres, des milliers de personnes, essentiellement des femmes, ont tenté de
rejoindre la Mission catholique de Duékoué et certaines, des hommes pour la plupart, ont été tuées en
route. Une des femmes a raconté ce qui s’était passé :
« Le mardi après-midi [29 mars 2011], nous étions nombreux sur la route à fuir les rebelles. Nous nous
dirigions vers la Mission catholique quand nous avons été arrêtés. L’un des hommes armés s’est adressé à
mon oncle, qui était à la retraite, et il lui a dit : “Toi, l’homme, tu ne peux pas partir, nous allons tuer
tous les hommes.” Mon oncle a répondu : “Pardon, mon enfant, ne me tuez pas, qu’est-ce que j’ai fait,
mon enfant ?” Il lui a tiré une balle, j’en tremble encore. La route conduisant à l’église était jonchée de
cadavres. »
Des personnes (hommes et femmes) ont été tuées chez elles alors qu’elles avaient mis les mains sur la
tête en signe de reddition. Un témoin a déclaré :
« Le mardi matin, au moins neuf personnes dont la majorité portaient des treillis, sont arrivées dans la
cour commune. Les gens ont pris peur, ils sont sortis, ils ont mis les mains sur la tête. C’est à ce
moment-là qu’on leur a tiré dessus. Sept personnes de la cour commune ont été tuées et, parmi elles,
une femme, Temohin Suzanne, âgée de 52 ans, et deux hommes, Gbahounou Dominique Ouonmouegnon
et Gbahounou Desiré. »
Des personnes ont été abattues sous les yeux de leurs parents, parfois à l’arme blanche. La mère d’un
jeune homme égorgé devant elle a raconté à Amnesty International :
« Le lundi matin, vers 10 ou 11 heures, ils sont entrés dans la cour et ont tiré en l’air. Mon fils et moi
sommes sortis, les mains sur la tête. Ils ont dit qu’ils voulaient tuer le garçon. J’ai commencé à pleurer.
L’un d’entre eux a crié et a dit qu’il ne voulait pas tuer les femmes : “On veut le garçon. Les femmes, ce
sont nos chiens qui vont coucher avec vous”, et ils ont égorgé mon fils. »
Amnesty International a également recueilli des informations sur des cas de viols et d’autres formes de
violences sexuelles commis à l’égard de femmes et de jeunes filles par des membres des FRCI et d’autres
éléments armés combattant à leurs côtés. Ainsi, le 31 mars, dans un village55 situé à proximité de
Duékoué, une jeune fille âgée de 14 ans a été violée et tuée. Un témoin a raconté :
« Le 31 mars, des hommes portant des treillis ont encerclé mon campement [maison située dans une
plantation]. Ils ont d’abord tiré sur moi. Je suis tombé, ils ont cru que j’étais mort. Ils ont ensuite
encerclé les autres personnes. Une fille âgée de 14 ans qui habitait aussi le campement a été violée
avant d’être tuée. Elle se débattait, elle poussait des cris, elle demandait de l’aide, en vain, les autres ne
pouvaient rien faire. L’un des assaillants a déchiré son pagne et l’a violée, puis il lui a tiré dessus et
ensuite sur les autres. »
Dans un autre village, plusieurs femmes ont été violées le 1er avril 2011. L’une d’entre elles a témoigné :
« Quand les rebelles sont arrivés au village, le vendredi 1er avril, ils ont tiré en l’air et ont chassé les
hommes – certains ont été tués. Ils ont poussé les femmes dans une maison contenant deux pièces. Ils
ont demandé de l’argent, l’un d’entre eux a soulevé mon pagne, a mis ses doigts dans mon vagin et m’a
jetée par terre. Un homme a mis un pied sur mes hanches pour m’immobiliser, un deuxième a écarté
mes jambes et un troisième m’a violée. Ils ont menacé de nous tuer si on criait. »

B. ARMES UTILISÉES LORS DES MASSACRES PERPÉTRÉS DANS L’OUEST
DE LA CÔTE D’IVOIRE

À la lumière des éléments disponibles, il est impossible pour Amnesty International d’associer à des
livraisons internationales spécifiques les armes utilisées lors du massacre de Duékoué et des violences
qui l’ont accompagné. Cela s’explique par trois raisons. En premier lieu, comme indiqué plus haut, on
dispose de bien moins d’informations sur la composition et l’origine des armements spécifiquement
utilisés par les Forces nouvelles que sur ceux des forces gouvernementales. Lorsque le massacre de
Duékoué a eu lieu, les Forces nouvelles avaient officiellement été intégrées aux FRCI (forces armées
gouvernementales) créées deux semaines plus tôt (voir plus bas). En second lieu, ces forces n’ont pas
utilisé d’armes de gros calibre facilement identifiables lors des opérations de 2011. Dernier point, mais
non le moindre, il existe une grande part d’incertitude quant à l’identité exacte des personnes et des
groupes responsables des massacres et d’autres graves atteintes aux droits fondamentaux perpétrés
pendant et après le conflit ; il est en effet difficile de faire la différence entre les unités des Forces
nouvelles ne portant pas d’uniformes, les forces alliées composées de civils ou les éléments civils armés
agissant à titre de représailles de façon indépendante.
Néanmoins, il est clair que les Forces nouvelles se sont procuré des volumes significatifs d’armes et de
munitions depuis le Burkina Faso. Ce matériel ne peut pas être lié à un acte de violence spécifique visant
la population civile. Certains éléments tendent à indiquer que les types de munitions utilisés par les
Forces nouvelles étaient également monnaie courante parmi les groupes ethniques en conflit avant la
reprise des hostilités en 2011. Par exemple, les munitions retrouvées dans la région du Mont Péko, dans
l’ouest de la Côte d’Ivoire, utilisées lors de violences intercommunautaires en 2010, étaient similaires
aux types et à la composition de celles dont se sont servies les Forces nouvelles à cette époque. Les
auteurs de ces violences étaient pourtant des civils56.
Davantage d’informations sont disponibles sur les munitions de fusil de chasse de calibre 12, très
courantes chez les Dozos et d’autres civils traditionnellement armés de ce type de fusils dans la région
(voir les images plus bas). La cartoucherie de Carma-SARL est située à Bamako, au Mali, mais les
cartouches qu’elle fabrique sont les principales munitions utilisées en Côte d’Ivoire.
Des marchands locaux situés un peu partout en Afrique de l’Ouest se rendent à Bamako pour acheter ces
cartouches. Ce commerce s’étend aux zones rurales maliennes et aux pays voisins. L’un de ces
marchands de munitions, par exemple, est installé à Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso. Il se rend
régulièrement en voiture à Bamako et en Côte d’Ivoire, où il vend des cartouches à plusieurs fournisseurs
dans les villes de Ferkessédougou et de Korhogo. Des marchands ivoiriens transportent ensuite des
quantités relativement petites de cartouches (généralement des boîtes d’une vingtaine d’unités) dans des
villes situées à la frontière avec la Guinée et le Liberia57.
Fusil de chasse et munitions fabriquées au Mali, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire (2010)
Source : confidentielle
Munitions fabriquées au Mali pour fusil de chasse de calibre 12
Source : confidentielle
De toute évidence, la livraison de munitions de fusil de chasse depuis le Mali à destination de civils en
Côte d’Ivoire ne fait quasiment pas l’objet de restrictions, et les États voisins n’appliquent qu’un nombre
limité de mesures de contrôle aux échanges transfrontaliers.

VI. VIOLENCE ARMÉE EN CÔTE D’IVOIRE APRÈS LE CONFLIT

L’un des plus grands problèmes de droits humains que rencontre la Côte d’Ivoire demeure la
surabondance de forces de sécurité armées, qui ne partagent pas les mêmes allégeances et ne sont pas
soumises à une direction ni à un commandement centralisés.
En mars 2011, le nouveau gouvernement du président Alassane Ouattara a mis en place les FRCI dans le
but de créer une force armée unifiée incluant les Forces nouvelles et les Forces armées nationales de
Côte d’Ivoire (FANCI), l’armée nationale qui soutenait Laurent Gbagbo. Dans la pratique, les FRCI
comptaient en majorité des éléments des Forces nouvelles qui conservaient les principaux postes de
commandement.
Étant donné que les capacités militaires des Forces nouvelles étaient précédemment réparties entre
10 commandants de zone semi-autonomes (ou « com’zones »), la mise en place d’une direction et d’un
commandement effectifs s’est révélée extrêmement difficile. Les informations qui nous sont parvenues
avant le conflit de 2011 indiquent que les commandants de zone des Forces nouvelles dirigeaient dans
les faits une « économie de seigneurs de guerre » dans le nord du pays, avaient établi leurs propres
milices personnalisées et exerçaient un contrôle judiciaire et économique quasi total sur leur zone
respective. Les violations des droits humains, notamment les exécutions sommaires et les actes de
torture, dont des viols, étaient monnaie courante dans ces zones58.
Après les victoires remportées lors du conflit de janvier à mars 2011, de nombreux commandants ont
simplement étendu vers le sud les zones qu’ils contrôlaient, assumant la responsabilité de la sécurité
dans leur secteur respectif, y compris dans la capitale ivoirienne, Abidjan. Les FRCI s’apparentaient ainsi
davantage, à leur création, à une alliance mal structurée de commandements militaires semiindépendants
plutôt qu’à une force militaire cohésive.
De hauts dignitaires du régime de l’ancien président Gbagbo, nombres d’éléments de milices comme les
Jeunes patriotes et de combattants aguerris et de responsables des anciennes Forces de défense et de
sécurité se sont réfugiés au Bénin, au Ghana, au Liberia et au Togo au lendemain de la crise postélectorale.
Le Groupe d’experts des Nations unies enquêtant sur les violations de l’embargo sur les
armements a signalé à plusieurs reprises que ces groupes étant soupçonnés d’organiser et de financer
des opérations militaires en Côte d’Ivoire en recrutant des mercenaires et en achetant des armes et du
matériel connexe59.
Il a également indiqué que des groupes d’opposition similaires auraient organisé et planifié des
opérations militaires au Mali et à la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal.
Il a constaté que des groupes armés, composés principalement de mercenaires libériens et de miliciens
ivoiriens, agissant sur instructions et avec le soutien politique, financier et matériel directs de groupes
pro-Gbagbo en exil, avaient multiplié les attaques d’envergure de plus en plus meurtrières depuis la fin
de la crise post-électorale. Le Groupe d’experts cherche actuellement à savoir si ces groupes armés ont
utilisé à cette fin l’exploitation illégale de ressources naturelles (cacao, noix de cajou, or et bois) ainsi
qu’un système d’imposition illégal60.
Durant la période qui a immédiatement suivi le conflit, des armes ont semble-t-il été acquises
gratuitement. De nombreux commandants de zone ont saisi des armes lourdes et des munitions
appartenant aux anciennes forces gouvernementales mais, au lieu de les stocker et de les centraliser
dans un bâtiment d’État, ils les ont redistribuées à leurs propres milices. Ce comportement a, dans un
certaine mesure, renforcé les capacités militaires de certains commandants de zone (et, peut-être, leur
indépendance à l’égard des structures de commandement), allant à l’encontre des objectifs de création
d’une armée centralisée placée sous le contrôle exclusif de l’État. Cette situation semble mise en
évidence par les tensions qui existent entre les anciens commandants de zone et les nouveaux
représentants civils de l’État61.
D’après les informations reçues entre mars 2011 et ce jour, la Côte d’Ivoire continue d’être le théâtre
d’une forte criminalité armée avec, en particulier, de nombreux actes de violence motivés par des
considérations économiques ou à titre de représailles de la part d’anciens éléments des Forces
nouvelles62. Le fait que, pendant le conflit de 2011, un grand nombre de personnes se soient alliées à ce
groupe complique encore les questions de commandement.
Le gouvernement de Côte d’Ivoire devrait chercher en priorité à empêcher que de nouvelles violations des
droits humains et exactions ne soient commises et, ainsi, à disposer d’un véritable pouvoir de contrôle sur
les différents groupes armés. Il doit s’employer à transformer une force armée nationale constituée de
groupes indépendants pour la plupart en un seul et unique corps soumis à un commandement et une
direction centralisés et efficaces. En outre, les douanes étant la principale institution publique ivoirienne
chargée d’empêcher les mouvements transfrontaliers d’armes, de munitions et d’autres biens dont la
circulation est interdite ou soumise à des restrictions au regard du droit international, il est essentiel que
la communauté internationale, par le biais des Nations unies et de l’Organisation mondiale des douanes,
apporte à cette institution une assistance technique, une formation et une aide adaptée en matière de
renforcement des capacités pour que soient rapidement renforcés les contrôles aux frontières,
conformément aux normes des Nations unies pour les responsables de l’application des lois, qui
comportent le respect des droits humains.

VII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS

Comme le montrent le présent rapport et les travaux du Groupe d’experts des Nations unies, des armes,
des munitions et du matériel connexe continuent depuis plus d’une décennie d’être livrés illégalement et
de façon irresponsable aux parties au conflit en Côte d’Ivoire, malgré l’embargo sur les armes décrété par
les Nations unies en 2004. Ces livraisons d’armements ont favorisé l’intensification des hostilités, à
l’origine de graves violations des droits humains et d’une criminalité violente généralisées.
La prolifération et l’utilisation abusive d’armes continuent de mettre gravement en péril la population
civile. Les violences qui ont suivi l’élection présidentielle contestée de novembre 2011 ont été à l’origine
de la plus grave crise humanitaire et des droits humains que la Côte d’Ivoire ait connue depuis la
partition de facto du pays, en 2002. Toutes les parties au conflit se sont rendues coupables de crimes de
droit international, y compris de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Plusieurs centaines de
personnes ont été tuées illégalement, des femmes et des adolescentes ont été victimes de violences
sexuelles, notamment de viols, des habitants ont dû quitter leur foyer. Cependant, les armes classiques
ont continué d’affluer dans le pays.
La situation catastrophique que connaît la Côte d’Ivoire met en évidence la nécessité pour les États
membres des Nations unies de parachever de toute urgence un traité efficace sur le commerce des armes
lors de la Conférence finale des Nations unies en mars 2013. Ce texte pourrait protéger et sauver des vies
à condition qu’il incorpore de solides mesures prévoyant la mise en oeuvre de la « règle d’or », en vertu de
laquelle tous les États parties sont tenus d’empêcher un transfert international d’armes dès lors qu’il
existe un risque substantiel que ces armes soient utilisées pour commettre de graves atteintes aux droits
fondamentaux ou des violations flagrantes du droit international humanitaire.
Si un tel traité – bénéficiant d’un large soutien des États, contenant une « règle d’or » et couvrant toutes
les armes classiques, y compris les munitions, les pièces et les composants, les technologies et les
équipements de sécurité létaux – avait été en vigueur avant l’embargo sur les armes des Nations unies, le
réarmement irresponsable de toutes les parties en Côte d’Ivoire aurait pu être évité ou, du moins,
considérablement limité. Notons également que, si ce texte avait existé et été appliqué dans la plupart
des pays, l’embargo sur les armes imposé par les Nations unies aurait été mieux respecté.
Par ailleurs, si un traité sur le commerce des armes où figurent de solides mesures d’encadrement des
activités des intermédiaires (par exemple, les courtiers et les transporteurs) avait été en vigueur, les
transferts effectués par les États exportateurs et les transactions réalisées par des marchands d’armes
privés présentés dans ce rapport auraient probablement fait l’objet d’un examen préalable approprié de la
part des autorités de l’État où les marchands, courtiers et entreprises de transport résident, où ils ont
installé leurs activités et dont ils détiennent la nationalité. Ainsi, ces États auraient pu consulter les États
prévus d’approvisionnement et de destination avant que des transactions d’exportation, entre autres, ne
soient approuvées, ce qui aurait aidé à protéger les droits humains et à garantir l’état de droit dans des
pays comme la Côte d’Ivoire.
À la lumière des conclusions présentées dans ce document et dans d’autres rapports de l’organisation sur
les crimes de droit international, y compris des crimes de guerre, et les violations des droits humains et
exactions en Côte d’Ivoire, Amnesty International formule les recommandations suivantes :
Au gouvernement de Côte d’Ivoire :
•Veiller à ce que toutes les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit
international ou des violations des droits humains ou exactions soient traduites en justice et
jugées équitablement devant des juridictions civiles de droit commun ;
•Exécuter dans les meilleurs délais le mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale
contre Simone Gbagbo et, en qualité d’État partie au Statut de Rome, coopérer pleinement avec
cette instance ;
•Relever immédiatement de ses fonctions, dans l’attente d’une enquête, toute personne en
position d’autorité soupçonnée d’avoir commis des violations du droit international humanitaire
ou du droit international relatif aux droits humains depuis novembre 2010, y compris celles
perpétrées dans la région de Duékoué, afin qu’elle ne puisse plus être en mesure de commettre
de nouvelles violations ;
•Garantir, en droit et en pratique, que les forces qui exercent des fonctions de maintien de l’ordre
agissent conformément aux normes internationales pertinentes, y compris au Code de conduite
des Nations unies pour les responsables de l’application des lois, adopté par l’Assemblée
générale dans la résolution 34/169 du 17 décembre 1979, et aux Principes de base des
Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de
l’application des lois, adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du
crime et le traitement des délinquants à La Havane, Cuba, du 27 août au 7 septembre 1990 ;
•Donner des instructions publiques claires à toutes les forces de sécurité pour qu’elles respectent
le droit ivoirien et le droit international relatif aux droits humains, et préciser que toutes les
personnes responsables d’avoir ordonné, exécuté, ou de ne pas avoir empêché des violations des
droits humains, en particulier celles impliquant des exécutions extrajudiciaires, des homicides
illégaux, des disparitions forcées, des actes de torture ou des violences sexuelles, devront rendre
des comptes devant la justice ;
•Exercer un contrôle hiérarchique strict sur les forces armées et tenir pour responsable de ses
actes tout membre de ces forces ayant commis ou laissé commettre des actes constitutifs de
violations du droit international humanitaire ou du droit international relatif aux droits humains ;
•Prendre sans délai des mesures afin de mettre un terme au rôle dévolu de manière formelle et
informelle aux Dozos dans les domaines du maintien de l’ordre et de la sécurité, et veiller à ce
que toutes les allégations d’atteintes aux droits fondamentaux commises par des combattants
dozos fassent l’objet d’une enquête rapide, exhaustive et impartiale menée par des juridictions
civiles de droit commun ;
•Poursuivre de manière efficace le programme de désarmement, démobilisation et réinsertion des
milices et autres forces irrégulières, doter ce programme de moyens financiers suffisants et
accorder la priorité à la réinsertion des combattants dans la société.
À la communauté internationale :
•Le Conseil de sécurité des Nations unies doit maintenir l’embargo sur les armes imposé à la
Côte d’Ivoire et ne pas accorder de dérogations aux transferts d’armes, de munitions et de
matériel connexe tant que les violations persistantes des droits humains n’auront pas cessé ; à
consolider cet embargo par l’adoption d’un traité solide sur le commerce des armes (voir plus
bas) ;
•Veiller à ce qu’un programme spécial, reposant sur les normes et le droit internationaux soit mis
en place par le gouvernement de Côte d’Ivoire avec le soutien des gouvernements donateurs
internationaux, qui prévoit la formation, entre autres mesures pratiques, de tous les membres
des forces armées et des organes chargés du maintien de l’ordre public dans le but de prévenir
et d’éradiquer les violences liées au genre, y compris les violences sexuelles à l’égard des
femmes et des filles ;
•Aider l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire à prendre toutes les mesures nécessaires
pour aider le gouvernement ivoirien à désarmer, démobiliser et réinsérer les combattants et les
éléments armés associés, en veillant tout particulièrement au désarmement des civils, tout en
respectant les normes en matière de droits humains ;
•Encourager les gouvernements donateurs internationaux à accorder en priorité une aide au
gouvernement ivoirien pour une réforme du secteur de la sécurité conforme aux normes
internationales, de façon à rétablir une structure hiérarchique claire de commandement et de
conduite des opérations et à restaurer un contrôle civil sur les forces de sécurité et de défense
dans tout le pays ;
•Soutenir l’Organisation mondiale des douanes afin qu’elle apporte une assistance technique,
une formation et une aide adaptée en matière de renforcement des capacités pour que soit
rapidement renforcés les contrôles aux frontières ivoiriennes ;
•Exhorter tous les États membres des Nations unies à faire tout leur possible, lors de la
Conférence finale des Nations unies pour un traité sur le commerce des armes, pour s’accorder
sur un texte prévoyant des règles strictes pour protéger les droits humains, conformément aux
obligations des États au regard du droit international, et instituant des mécanismes de contrôle
solides et transparents afin de réglementer tous les types d’armes, de munitions et
d’équipements connexes (y compris les munitions, les technologies, les pièces et les
composants). Ils devront notamment veiller à ce que le traité sur le commerce des armes
incorpore les éléments suivants :
•Aucun État n’autorise de transferts d’armes classiques si ces transferts risquent d’apporter aide
ou assistance à la commission d’un génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre,
ou de violations systématiques du droit international relatif aux droits humains constitutives de
crimes aux termes du droit international,
•Aucun État n’autorise de transferts d’armements lorsqu’il existe un danger réel, ou un risque
substantiel, que ces armements soient utilisés pour commettre ou faciliter de graves violations
du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains, ou des
crimes aux termes du droit international,
•Tous les États doivent réaliser une analyse rigoureuse des risques, reposant sur les critères
juridiquement contraignants exposés plus haut, pour tous les transferts d’armes proposés dans le
cadre de leur système national de contrôle des exportations,
•Tous les États doivent être tenus de réaliser cette analyse des risques et, le cas échéant, de
prendre des mesures réalisables pour s’assurer que des armes classiques ne seront pas utilisées
pour commettre ou faciliter des violence liées au genre, des violences contre les enfants, des
actes relevant de la criminalité transnationale organisée et des actes terroristes,
•Tous les États doivent également être tenus de prendre des mesures réalisables pour faire en
sorte que des armes classiques ne soient pas détournées à des fins de trafic sur des marchés
illégaux ou d’approvisionnement d’utilisateurs finaux illicites. Ils doivent notamment mettre en
place des systèmes de documentation fiable sur l’utilisation finale, contrôler les activités de
courtage et de transport d’armes et réglementer les opérations de transit et de transbordement
des armes classiques,
•Tous les types de munitions, de même que les pièces et composants, la technologie militaire, et
toutes les activités liées au commerce international d’armes classiques doivent être entièrement
couverts par le traité,
•Tous les États doivent, en vertu du traité, mettre en place des mécanismes solides de mise en
oeuvre intégrant les systèmes d’autorisation, les procédures pénales et les sanctions, ainsi que
l’établissement de rapports complets rendus publics à intervalles réguliers, sur tous leurs
transferts internationaux d’armements pour qu’une surveillance démocratique de ces
transactions soit possible et que le respect des dispositions du traité soit garanti,
•La Conférence des États parties au traité doit être autorisée à examiner les rapports annuels
ainsi qu’à apporter des modifications au traité et, si tous ses efforts visant à parvenir à un
consensus échouent, les modifications doivent, en dernier recours, être adoptées par un vote à la
majorité des deux tiers,
•Un article supplémentaire doit prévoir spécifiquement que la participation à tout protocole se
rapportant au traité sera ouverte à tous les États parties.

PAR AMNESTY INTERNATIONAL

amnesty.org

Amnesty International Publications
L’édition originale en langue anglaise de ce rapport
a été publiée en 2013 par Amnesty International Ltd
Peter Benenson House
1 Easton Street
Londres WC1X 0DW
Royaume-Uni
© Amnesty International 2013
Index : AFR 31/002/2013 French
Original : anglais