Côte d'Ivoire: Le religieux et le politique sont-ils des rivaux ? Par Jean Claude Djereke

Par Ivoirebusiness/Débats et Opinions - Le religieux et le politique sont-ils des rivaux ? Par Jean Claude Djereke.

Jean-Claude DJEREKE.

Lorsque le Révérend pasteur Jacob Blin Ediémou affirme que Dramane Ouattara a bien travaillé et qu’il mérite pour cela un 3ème mandat, les partisans de ce dernier ne reprochent pas au chef de l’Église du christianisme céleste en Côte d’Ivoire de faire de la politique, ni ne l’abreuvent d’injures.

En revanche, le cardinal Jean-Pierre Kutwã fut immédiatement accusé de diviser les Ivoiriens pour avoir qualifié de non-nécessaire la candidature de Ouattara à la prochaine présidentielle.

Il y a indiscutablement ici un “deux poids, deux mesures” que toute personne éprise de justice et de liberté ne peut que condamner, d’autant que l’article 19 de la Constitution du 8 novembre 2016 sur la liberté de pensée et d’expression reconnaît au citoyen Kutwã le droit de dire ce qu’il pense de la candidature de Ouattara.

Il est tout à fait légitime que l’archevêque d’Abidjan participe au débat public si l’on veut aboutir à ce que John Rawls nomme “un consensus par recoupement” (an overlapping consensus). Comment le RDR peut-il ne plus se souvenir des services que Mgr Kutwã lui rendit quand il s’était enfermé au Golf hôtel, ni du soutien qu’il apporta à Ouattara entre 2011 et 2019 ?

Comment peut-on être amnésique à ce point ? À Adjoumani et aux soi-disant ministres catholiques du RHDP, dont les menaces ne visent qu’à réduire l’archevêque d’Abidjan au silence, est-il besoin de rappeler qu’ils félicitèrent jadis Mgr Salomon Lezoutié, évêque de Yopougon, qui avait demandé par écrit à Laurent Gbagbo de quitter le pouvoir ?

Je voudrais partir de cette incohérence pour parler du rapport entre le religieux et le politique. Quelles sont les limites de chacun ? Sont-ils des rivaux ou bien peuvent-ils travailler ensemble puisque tous les deux sont au service de l’homme ? Faut-il les distinguer ?

La Religion et la Politique sont distinctes parce qu’elles ne poursuivent pas le même but : l’une a pour mission d’aider ses adeptes à plaire à Dieu et à sauver leur âme ; l’autre a en charge la gestion du bien commun.

Toutes deux sont autonomes. Cela signifie que le spirituel ne devrait pas empiéter sur le terrain du temporel et vice-versa. En clair, un imam ou un prêtre ne devrait pas intervenir dans la nomination des ministres de la République tout comme le chef de l’État ne devrait pas s’immiscer dans la désignation des évêques et imams.

Par ailleurs, ce n’est pas aux religieux de s’occuper des affaires de l’État, même s’ils ont le droit de se prononcer sur la gestion des affaires publiques. Mais poser qu’ils sont distincts et autonomes ne veut pas dire que le religieux et le politique ne peuvent collaborer ni s’entraider. Dans certains pays, l’État subventionne des œuvres religieuses qui bénéficient à toute la communauté nationale.

En retour, il n’est pas rare que le religieux pallie les insuffisances de l’État dans les domaines éducatif et sanitaire. Il est même arrivé que le religieux aide le politique à sortir d’une impasse. Ainsi, au début des années 1990, dans certains pays (le Bénin, les deux Congo, le Gabon et le Togo), des évêques catholiques volèrent au secours de la politique en dirigeant les conférences nationales souveraines parce que la plupart des politiciens s’étaient discrédités et n’inspiraient plus confiance au peuple.

La vie politique en Afrique francophone était comme “en détresse, c’est-à-dire ayant perdu ses repères, ne sachant plus où elle en était ni quoi faire” (Paul Valadier, ‘La place de la religion dans la vie politique’, “Études” de janvier 2015, pp. 51-63). Pour le jésuite français, la force du religieux, c’est précisément de “ne pas affirmer que rien n’est possible, de mobiliser les volontés contre les découragements, d’inciter à ne pas baisser les bras” (P. Valadier, “Détresse du politique, force du religieux”, Paris, Seuil, 2007).

En détresse et fatigués d’être dirigés par un gouvernement incompétent et corrompu, les Maliens firent en 2020 la même chose que Béninois, Congolais, Togolais et Gabonais il y a 30 ans en se tournant vers l’imam Mahmoud Dicko, figure de proue des protestations qui débutèrent en juin 2020 et mobilisèrent, le 10 février 2020, environ 100 000 personnes au stade du 26 mars à Bamako contre le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK).

En prenant la tête de la contestation, cet imam charismatique a montré qu’on n’est pas toujours obligé de se soumettre aux autorités politiques sous prétexte que c'est Dieu qui les établit et qu’un croyant digne de ce nom devrait entrer en dissidence et se dresser contre un régime qui affame, opprime et tue son peuple.

Malgré les menaces et les critiques, Dicko ne recula jamais. Sa fermeté, sa détermination et son courage finirent par être récompensés puisque les soldats maliens sortirent de leur réserve et de leur caserne pour renverser IBK, terminant ainsi le travail commencé par le peuple. L’imam accepta de conduire la révolution malienne probablement parce qu’aucun acteur politique dans l’opposition n’était en mesure de jouer ce rôle.

Je le félicite d’abord pour cela : de ne s’être pas contenté de prières et de jeûnes mais d’avoir agi en prenant des risques pour sauver un pays qui s’affaissait et se désintégrait progressivement au nez et à la barbe de la force française Barkhane qui s’occuperait plus d’exploiter les richesses minières du Mali que de combattre le terrorisme. Si Dicko accepta de se mouiller, c’est peut-être parce qu’il avait compris qu’un religieux qui peut agir doit le faire quand le peuple manque de leader capable d’aller au charbon, de le mobiliser et de le galvaniser, quand ce peuple ressemble à un troupeau sans berger.

Cet imam mérite d’être salué pour une autre raison : alors qu’on le soupçonnait d’avoir des ambitions politiques, il se retira dans sa mosquée aussitôt après la chute d’IBK. On craignait qu’il ne s’empare du pouvoir mais il n’en fut rien parce que, dès le début, Dicko avait averti qu’il “n’était pas faiseur de rois ni de président mais qu’il voulait juste faire la paix”.

Le 20 août 2020, il confirma son intention de ne pas briguer la magistrature suprême du pays : “Ce n’est pas vraiment par malice que je le dis : je suis un imam, c’est ce que je sais faire de mieux. Inch'Allah ! Non, moi je l’ai dit, c’est très clair, je ne change pas de langage du jour au lendemain. J’ai dit que je regagne ma mosquée. Je ne serais pas président ni d’une transition ni de gouvernement ni d’autre chose.

Je suis imam et je resterai imam, Inchallah.” Cette déclaration prouve que les craintes qui habitaient une partie de l’opinion nationale et internationale n’étaient pas fondées. Il va sans dire qu’un tel homme ne pouvait que fustiger les sanctions criminelles proposées par Ouattara à la Communauté économique des États de l’Afrique occidentale (CEDEAO) pour faire plier la junte militaire et obtenir le retour au pouvoir de son ami IBK.

En Côte d’Ivoire, pays qu’il prétend aimer, Ouattara avait appliqué, en 2010-2011, les mêmes sanctions (fermeture des banques, embargo sur les médicaments, etc.) pour pousser le peuple à se révolter contre Laurent Gbagbo. Cette stratégie n’ayant pas atteint le but escompté, il passa à la vitesse supérieure en demandant à l’inculte et voyou Sarkozy de permettre aux soldats français de tuer les Ivoiriens. La suite est connue.

De ce qui précède, il découle qu’un religieux peut dénoncer les abus et dérives des politiciens, participer, avec le peuple dont il fait partie intégrante, à des marches pacifiques pour protester contre un régime qui a lamentablement échoué. Le religieux qui agit de la sorte ne trahit pas sa mission car à quoi cela sert-il de parler du Ciel à des hommes et femmes pour qui la vie sur terre est devenue un enfer ? Il s’en détournerait s’il avait l’ambition de diriger le pays.

L’imam Mahmoud Dicko laissa maintes fois entendre ne pas avoir ce genre d’ambition. À moins que je ne me trompe, je ne crois pas que le cardinal Jean-Pierre Kutwã soit intéressé par la charge de président de la République.

Tous les deux ont le droit et le devoir de parler sur la place publique quand certains discours et comportements risquent de porter atteinte à la cohésion sociale. On peut être attaché à la laïcité, la séparation entre l’État et les religions, sans vouloir enfermer les guides religieux dans le sacré.

Une contribution de Jean-Claude DJEREKE