Côte d'Ivoire : "L'incertitude empoisonne la vie quotidienne de la population"

Le 06 janvier 2011 par LEMONDE.FR - Depuis qu'a expiré l'ultimatum posé par le camp Gbagbo – Charles Blé Goudé (leader des Jeunes patriotes, pro-Gbagbo) avait menacé de

De Lemonde.fr.

Le 06 janvier 2011 par LEMONDE.FR - Depuis qu'a expiré l'ultimatum posé par le camp Gbagbo – Charles Blé Goudé (leader des Jeunes patriotes, pro-Gbagbo) avait menacé de

reprendre l'Hôtel du Golf, où s'est retranché le gouvernement Ouattara –, la situation semble s'être calmée à Abidjan.
Mais "la crainte d'une explosion de violence est latente. Abidjan est la capitale des rumeurs", explique un employé français des Nations unies (qui souhaite garder l'anonymat) rapatrié fin décembre à la suite des nombreuses déclarations anti-ONU de Laurent Gbagbo. L'incertitude est telle dans le pays que la situation qui règne à Abidjan peut changer du jour au lendemain.
"LES GENS ONT PEUR"
"Lorsque des manifestations ou des marches sont prévues, Abidjan se transforme en ville morte, mais dès que la situation se calme, la vie reprend, les rues et les marchés sont noirs de monde", explique-t-il.
"Les gens ont peur", confirme Salvatore Saguès, chercheur pour Amnesty International à Paris, spécialiste de l'Afrique de l'Ouest et de la Côte d'Ivoire. Depuis le début de la crise, l'ONG est régulièrement contactée par des Ivoiriens victimes ou témoins de violations des droits de l'homme. "Dans le Nord, les populations dioulas (ethnie d'Alassane Ouattara) vivent dans la crainte", indique-t-il. "Depuis la marche du 16 décembre, ils organisent des veilles la nuit, préviennent de l'arrivée de rôdeurs en frappant des casseroles les unes contre les autres. Les forces de l'ordre sont acquises à Gbagbo, et la présence de miliciens et de mercenaires contribue au sentiment d'insécurité".
RESTRICTIONS DE CIRCULATION
Cette cris ébranle un peu plus la sécurité alimentaire de la Côte d'Ivoire, déjà fortement touchée par la malnutrition. "Dans le Nord, les agriculteurs ont peur d'aller aux champs, explique le collaborateur de l'ONU, ce qui risque d'avoir des répercussions sur les récoltes". "Une grande part des denrées alimentaires vendues en Côte d'Ivoire vient du Burkina Faso, ajoute Salvatore Saguès, mais avec les restrictions de circulation, les camions n'arrivent plus à destination et les Ivoiriens doivent faire face à une hausse importante du prix des aliments."
Le blocage des routes a également des répercussions sur la situation sanitaire du pays. "Toutes les livraisons en provenance de la pharmacie centrale d'Abidjan ont été stoppées", signale Gaëlle Bausson, porte-parole de l'Unicef pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre, basée à Dakar, avec des conséquences potentiellement gravissimes : une épidémie de fièvre jaune a déjà fait au moins sept morts dans le pays. Autre inquiétude pour l'Unicef : l'absentéisme dans les écoles. Effrayés, un certain nombre de parents n'envoient plus leurs enfants en classe, risquant que ces derniers, désœuvrés, ne soient embrigadés par l'un ou l'autre des deux camps.
JUSQU'À 150 000 RÉFUGIÉS ?
Pour l'Unicef, la situation des réfugiés est la plus préoccupante. "Vingt mille personnes ont le statut de réfugié et se sont installées au Liberia", indique Gaëlle Bausson, "mais sont sans doute 25 000 à 30 000 à avoir franchi la frontière." Parmi ces personnes, 75 % sont des femmes (dont beaucoup ont subi des violences sexuelles) et des enfants, qui ont des besoins spécifiques. "Ils arrivent dans un état de fatigue et de dénutrition parfois sévère, et ils s'installent dans un pays dont les ressources sont déjà faibles", souligne-t-elle.
Les mouvements de population internes ont également pris de l'ampleur. "Dans le pire scénario, 150 000 personnes pourraient trouver refuge dans les pays voisins et 450 000 personnes pourraient se déplacer à l'intérieur du pays, essentiellement vers le Nord, pour échapper aux violences", ajoute-t-elle.
La peur des exactions reste palpable, s'alarme encore Salvatore Saguès. "Le plus inquiétant, ce sont les arrestations et les disparitions suspectes", explique-t-il. "A la suite de la marche du 16 décembre [des partisans de Ouattara avaient marché en direction de la télévision d'Etat, contrôlée par le camp Gbagbo], un certain nombre de personnes – impossible à quantifier – ont été arrêtées et conduites à la préfecture de police d'Abidjan. Nous avons appris récemment que trois d'entre elles avaient été enlevées dans leur cellule et sont désormais introuvables."
REPRÉSAILLES
Dans les rues d'Abidjan, les rumeurs n'en finissent pas de se répandre. Depuis plusieurs jours, des histoires effrayantes de "marquage" des maisons circulent : des partisans d'un camp ou de l'autre patrouilleraient dans les quartiers en marquant les portes des maisons de lettres désignant l'appartenance du propriétaire à une ethnie ou à un parti politique, faisant d'eux d'éventuelles cibles pour des représailles.
La gravité de ces incidents, repris dans les médias, est délicate à évaluer. Le site "Les Observateurs" de France 24, qui appelle les Ivoiriens à témoigner, y a consacré un article qui a par la suite été abondamment commenté par les internautes : un certain nombre d'entre eux expliquent que ce marquage n'a en fait rien à voir avec des "repérages" menés par les deux camps, mais qu'ils correspondent à des indications de la vie quotidienne : par exemple, un "D" peint sur une porte signifierait tout simplement "à démolir", et pas "dioula". Pour Amnesty International, il s'agit effectivement d'un phénomène extrêmement difficile à vérifier. "S'il est vrai, il reste très marginal", estime Salvatore Saguès.
Audrey Fournier