Débats et Opinions: “Chaque génération doit remplir sa mission”, Par Jean Claude Djereke

Par IvoireBusiness/ Débats et Opinions - “Chaque génération doit remplir sa mission”, Par Jean Claude Djereke.

Jean Claude DJEREKE.

L’essai “Les Damnés de la terre” (Maspero, 1961) est moins connu que “Peau noire, masques blancs” où il est question de Nègres et de Négresses aliénés et complexés, c’est-à-dire peu fiers de la couleur de leur peau, de leur nez épaté, de leurs cheveux crépus, de leurs cultures, bref de ce qu’ils ont et sont. Et pourtant, c’est le livre où l’analyse de la psychologie du colonisé me semble la plus pointue et la plus brillante; et pourtant, c’est dans ce livre que le psychiatre martiniquais se livre véritablement en livrant son point de vue sur des sujets aussi sensibles que le colonialisme et la lutte anticolonialiste, les guerres de libération et les incohérences de ceux qui viennent de succéder au colon dans la gestion de la Res publica. Et pourtant, c’est le livre qui, quoique destiné aux Noirs, parle du colon, de ses mensonges et crimes. Jean-Paul Sartre l’a bien perçu dans sa préface, quand il exhorte les siens en ces termes: “Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères, créatures de l’ombre, vos créatures, c’étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s’adressaient qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d’où va surgir une autre aurore, les zombies, c’est vous.”
Pourquoi le philosophe français a-t-il accepté d’introduire le livre de Fanon? D’abord, parce qu’il apprécie la plume de Fanon; ensuite, parce qu’il voudrait faire comprendre à ses compatriotes que le Nègre s’est mis debout, que la violence qu’il a subie injustement se retournera tôt ou tard contre l’oppresseur et que la politique coloniale française a échoué.
Le colonialisme a été un échec parce qu’il “n’est pas une machine à penser, mais la violence à l’état de nature [qui] ne peut s’incliner que devant une plus grande violence”. Emmanuel Macron, Yannick Jadot et Benoît Hamon estiment que le temps est venu, pour la France, de regarder en face son passé, d’exprimer des regrets et de présenter des excuses aux peuples qu’elle a massacrés, ce qui, assurément, est une bonne nouvelle pour les descendants des colonisés mais les Noirs devront-ils se contenter de regrets et d’excuses quand on sait que les Juifs continuent d’être dédommagés pour l’Holocauste? Un mea culpa suffira-t-il? Pour Fanon, la réponse est “non” comme le montre clairement ce passage: “ Le colonialisme et l’impérialisme ne sont pas quittes avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police. Pendant des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l’esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d’or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l’Europe en véritable colonie. Les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volés.” Il ajoute: “ Pareillement, nous disons que les États impérialistes commettraient une grave erreur et une injustice inqualifiable s’ils se contentaient de retirer de notre sol les cohortes militaires, les services administratifs et d’intendance dont c’était la fonction de découvrir des richesses, de les extraire et de les expédier vers les métropoles. La réparation morale de l’indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse.”
Autant Fanon est contre des excuses sans réparation, autant il est opposé à ce qu’il nomme les “mimétismes nauséabonds”. Certains Africains ne rêvent que de l’Europe: ils ne sont guère dérangés d’y posséder appartements et comptes bancaires, ni de s’y soigner, ni d’y scolariser leur progéniture, alors même qu’ils ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à ce que les hôpitaux, écoles, universités et routes de leur pays soient dans un piteux état. Ce sont les partisans de l’idée que seul le Blanc est à même de produire le beau, le bon et le vrai. C’est cette idée que déconstruit Fanon. Pour lui, il faut “quitter cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.” Pensons ici au jeune Théo humilié et violé dans la nuit du 2 au 3 février 2017 par quatre policiers français à Aulney-sous-Bois. Son crime? Il était noir du Congo. Songeons également à la soixantaine de jeunes ivoiriens massacrés en novembre 2004 devant l’hôtel Ivoire par l’armée française. Que leur reprochait-on? D’avoir manifesté pacifiquement contre la destruction des aéronefs ivoiriens par Licorne sur ordre de Jacques Chirac. Fanon n’est donc pas dans l’affabulation. Il est encore dans la vérité quand il affirme: “Voici des siècles... qu’au nom d’une prétendue aventure spirituelle elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité... Alors, frères, comment ne pas comprendre que nous avons mieux à faire que de suivre cette Europe-là. Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit. Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe. Camarades, ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des états, des institutions qui s’en inspirent... Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays.”
Pourquoi Frantz Fanon appelle-t-il les Noirs à tourner le dos à l’Europe? Parce que cette dernière est en train de “basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle”, parce qu’elle “ne s’est montrée parcimonieuse qu’avec l’homme, mesquine, carnassière homicide qu’avec l’homme”.
Je ne saurais terminer cette revisitation des “Damnés de la terre” sans citer la fameuse phrase de Fanon: “Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.” La génération des Houphouët, Senghor, Sékou Touré, Modibo Keïta, Nyerere, Kenyatta, Nkrumah et Kaunda avait pour mission d’arracher l’indépendance politique. Celle qui vint après les “pères fondateurs” devait conduire les pays africains à l’indépendance économique qui passe par une transformation de nos matières premières sur place. Pourquoi n’y est-elle pas parvenue? Qu’est-ce qui l’en a empêché? Bref, a-t-elle trahi sa mission? La génération des Semi Keba, Nicolas Agbohou, Jean-Charles Coovi Gomez, Claudy Siar, Banda Kani… a compris que l’Afrique ne peut redevenir libre et souveraine que si le franc CFA est remplacé par une monnaie africaine, s’il n’existe plus de bases militaires françaises en Afrique, si l’Union africaine cesse d’être financée par l’Union européenne, si les Africains peuvent juger eux-mêmes leurs criminels, etc. et il est heureux de constater que cette génération-là est déterminée à mener ce combat aussi loin que possible.
Tout ceci nous fait voir que la pensée de Fanon garde toute sa force et toute sa pertinence. La jeunesse noire devrait se l’approprier en lisant ou en relisant cet essai qui inspira bien des mouvements de libération d’autodétermination. Les jeunes d’Afrique et de la diaspora devraient en faire leur livre de chevet et s’efforcer d’être présents au rendez-vous de la libération totale du continent.
En un mot, “Les Damnés de la terre” devrait être, pour chacun de nous, une source d’inspiration parce qu’il porte un message simple: “Nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans.” C’est un livre puissant et décapant. Et nul doute que Sartre en a fait la meilleure présentation en écrivant ceci: “Il ne dissimule rien ; ni les faiblesses, ni les discordes, ni les mystifications. Ici, le mouvement prend un mauvais départ ; là, après de foudroyants succès, il est en perte de vitesse ; ailleurs, il s’est arrêté : si l’on veut qu’il reprenne, il faut que les paysans jettent leur bourgeoisie à la mer. Le lecteur est sévèrement mis en garde contre les aliénations les plus dangereuses : le leader, le culte de la personne, la culture occidentale et, tout aussi bien, le retour du lointain passé de la culture africaine : la vraie culture, c'est la Révolution ; cela veut dire qu’elle se forge à chaud. Fanon parle à voix haute.”

Une contribution de Jean-Claude DJEREKE