Enquête: Comment le pain est devenu source de maladies à Bouaké

Par L'Intelligent d'Abidjan - Enquête. Comment le pain est devenu source de maladies à Bouaké.

Panier de pain. DR.

Froid, brûlé, mal conservé, parfois plein de corps étrangers…le pain quotidien dans la ville de Bouaké a perdu de sa valeur, et aussi de sa saveur. En tout cas, à Bouaké, le pain n’est plus ce qu’il était il y a quelque année. Malgré qu’il reste pour les Bouakéens, la denrée alimentaire la plus consommée particulièrement en période de la fête de Pâques (fête religieuse chrétienne), du carême musulman ou autre a pris un coup de vieux. Au préjudice de ses nombreux consommateurs.
Du corridor nord au corridor sud, de Broukro à Dar-es-salam, de Sokoura à Ahougnansou en passant par la gare routière, le Chu (Centre hospitalier universitaire) et Koko, le sentiment des consommateurs de pain des quartiers populaires de Bouaké est le même : grognement et mécontentement. Car de l’avis des populations, la qualité de cet aliment a fortement baissé ces derniers temps. Pour Dame Karidja Koné, la colère est à la mesure de l’importance que tient le pain dans l’alimentation des ‘’Bouakéens’’. Une denrée associée pratiquement à tous leurs plats. « Nous sommes exposé à des risques alimentaires », marmonne-t-elle.
Premier raison de leur mécontentement : la conservation et le conditionnement du pain. A Bouaké, il n’est pas étonnant de voir le pain être transporté à moto, dans des tricycles, des véhicules inadaptés ou même dans les wôtros (pousse-pousse) vers les revendeuses ou revendeurs qui le conservent sur les cuvettes inappropriées, sur les cartons, à même le sol ou des étales à l’air libre avec tous les dangers que cela comporte. Aussi, il est de plus en plus difficile d’avoir du pain chaud au petit déjeuner, au déjeuner ou même au dîner.
Deuxième constat : selon les consommateurs que nous avons rencontrés, le pain a perdu son parfum de blé qu’on lui connaissait jusque-là, au point que les amateurs de pain en viennent à accuser les boulangers de mélanger la farine de blé à celle de manioc pour le fabriquer (Farine Malika et Gema).
Autre observation, les baguettes de pain contiennent souvent des corps étrangers et présentent aussi des formes grossières, résultats sans doute d’erreurs de calibrage, de fabrication ou même de conditionnement. Selon Konaté Youssouf- gérant de la Boulangerie Ivoirienne de Bouaké (BIB), l’une des 31 boulangeries que compte Bouaké, il faut, rn principe, quatre heures pour sortir de bons pains croustillants du four. Avec pour chaque étape de fabrication, un temps bien précis, depuis le pétrissage jusqu’à la cuisson. Mais à la pratique, dira Konaté Youssouf, les boulangers sont très peu nombreux à respecter cette condition, encore moins celles qui veulent que leur four soit réglé à une température variant entre 230 et 250 degrés C°. Avec une diversité de fours sur le marché, électrique, à charbon ou à gasoi, ce principe n’est pas du tout respecté. « C’est que les ouvriers chargés de la fabrication du pain sont pressés de rentrer chez eux », affirme Ahoua Guy Philip, gérant de la boulangerie ‘’Ali’’ au quartier Ahougnansou. Le pire dans les différentes boulangeries de la place, c’est que l’hygiène est devenue le dernier souci des responsables. Les murs dans certaines boulangeries sont si sales, noircis par les restes de farine sous l’effet de la chaleur provenant des fours qu’on a l’impression d’être dans des maisons abandonnés depuis longtemps. Les comptoirs où sont servis les pains aux clients ne sont pas mieux lotis. A les voir, on se rend compte qu’ils ne sont jamais nettoyés. Dans certaines boulangeries, le pain est carrément stocké à même le sol.

Un aliment mal conditionné quelque fois
Pour Kéita Souleymane, employé dans une boulangerie au rond-point du quartier Air-France 1, la mauvaise qualité du pain est aussi liée à l’état défectueux du four. « Si le thermostat du four ne marche pas ou si une pièce est défaillante il peut arriver que le pain ne cuisse pas convenablement », nous dit-il. Les pannes de ce genre sont de plus en plus fréquentes. Et ce, d’autant plus que les nouvelles boulangeries qui s’installent sur le marché à Bouaké utilisent des fours de seconde main. Selon un autre boulanger au quartier Dar-Es-Salam, « les fours sont vendus entre 6 et 8 millions de nos francs et ne correspondent pas aux normes de qualité requise. Alors qu’un four neuf qui répond aux normes ne coûte pas moins de 40 millions de FCFA».
Si la détérioration du goût du pain est liée aux mauvaises conditions d’hygiènes et matérielles observées dans la plupart des boulangeries, il est à noter que ce problème est aussi lié à la forte augmentation du taux des remises que les boulangers font aux revendeurs de pain. Actuellement, la remise est de 25 FCFA alors qu’elle devrait être dans l’ordre de 15 FCFA au maximum, comme indiqué par le ministère du Commerce depuis 1997 avant la libération du secteur. « Cette remise de 25 francs selon les professionnels de la corporation, n’arrange pas le consommateur mais plutôt les intermédiaires. C'est-à-dire les livreurs, les vendeuses et les vendeurs de café. Ceux-ci achètent la baguette à 75 francs et la revendent à 90 FCFA. Ainsi, leur marge bénéficiaire est de 10%, ce qui est excessif pour une denrée alimentaire de première nécessité comme le pain, nous a-t-on fait savoir. Le plus grave, c’est que cette remise se fait dans des proportions au détriment de la qualité du pain. En réalité, il y a aujourd’hui plus de pains sur le marché qu’il n’y a de bouches pour les consommer du fait de la libéralisation de la filière. De sorte que, les boulangers se retrouvent à plusieurs à courtiser le même livreur, la même revendeuse ou revendeur avec des propositions d’offres de remises les plus alléchantes. « Les capacités de production des boulangeries croissent beaucoup plus vite que les populations en mesure de les consommer», dit le gérant de la boulangerie BIB, Konaté Youssouf.

La malpropreté décriée avec les risques d’intoxication
Il n’y aucune application quant aux mesures de conditionnement du pain, malgré les interdictions du gouvernement sur la vente du pain à l’air libre. Le pain est même vendu près des dépotoirs d’ordures, aux abords des routes, près de la morgue ou de l’abattoir municipal. « N’importe qui manipule le pain avant de faire son choix lors de l’achat», constate M. Adama Coulibaly, enseignant dans un établissement privé. Pour M. Bakayoko Soumaila, président des patrons de boulangerie de Bouaké, il est impérieux que le pain se vende dans des lieux propres, de même qu’il doit avoir des examens médicaux périodiques pour le personnel des boulangeries, pour les livreurs et les revendeurs. Selon M. Coulibaly Souleymane, infirmier au Chr de Bouaké, « lorsque l’on ingère un aliment qui n’est pas saint, c’est un grave danger au plan microbiologique, chimique et physique. Il y a de nouveaux corps ou des micro-organismes qui font leur rentrée dans le corps. Ce sont des microbes qui nuisent à la santé plus tard. Et quand ces intrus qui se trouvent dans les aliments mal conservés sont avalés par l’homme, ils mettent sa santé en péril. Les signes sont les vomissements, les diarrhées, les douleurs abdominaux, etc. Tout cela, peut provoquer des risques d’intoxications, voir la mort ».

Une concurrence déloyale
A Bouaké, l’industrie du pain est dominée par les 31 boulangeries installées dans tous les quartiers de la ville. Elles fournissent plus de 31.400 pains de 100, 150 et 250 grammes par jour (soit une moyenne de 3000 pains par boulangerie). Ils sont aussi vendus dans la commune et quelques sous-préfectures de Diabo, Djébonoua, Brobo, Botro, Bamoro, etc. Le pain, jusqu’en 2002, se vendaient facilement. Aujourd’hui, selon les boulangers, il n’est pas de même, à cause de la prolifération de petites boulangeries illégales non spécialisées dans les quartiers et certaines villes. Ces boulangeries illégales fabriquent de façon artisanale des pains vendus entre 25 et 50 FCFA. A cette concurrence déloyale, il faut ajouter que bon nombre de gens préfèrent manger chaque matin leur plat de riz couché ou leur plat de foutou traditionnel à la sauce « Djougblê » vendu à 100 FCFA dans les petits maquis de quartiers. Dès lors, la vente de pain à sensiblement baissée. Cette situation déplorable ajoutée à la conjoncture économique enregistrée, est dénoncée par quelques gérants de boulangerie. Conséquence, plusieurs milliers de pains invendus par jours. Les boulangers souhaitent la mise en œuvre de stratégies par les autorités gouvernementales et locales pour que les ‘’boulangeries illégaux’’ et autres pains artisanaux ne viennent envahir le marché afin disent-ils, de mettre fin à la concurrence déloyale.

Conséquences de la concurrence déloyale
« Il y a beaucoup d’invendu. Car trois à quatre boulangeries approvisionnent la même revendeuse ou revendeur. Or avant, la crise qu’a connue le pays, il y avait très peu de boulangeries à Bouaké », nous dit Barro Daouda de la boulangerie de Dar-Es-Salam. La part des invendus (constitués de pain rassis appelé communément pain ‘’godio’’), qui jusque-là étaient commercialisés auprès des familles nombreuses ou les pensionnaires du Camp pénal de Bouaké, à 35 ou 50 FCFA la baguette, est devenue tellement importante qu’elle a du mal à être écoulée.
A Bouaké, la plupart des boulangers interrogés résument les causes de la mauvaise qualité du pain à l’entrée de non-professionnels dans le secteur. Aujourd’hui, éleveurs, pharmaciens, gendarmes, fonctionnaires… tous le monde s’est mis à la boulangerie avec un seul but écouler sa production quelque soit le revendeur. Le principe est simple : une personne se construit une boulangerie et la loue à une tierce personne. « Ce dernier travail comme bon lui semble parce qu’il n’a que le loyer à payer, pas les impôts encore moins les factures d’eau et d’électricité etc. Ce dernier ne connait pas la valeur du matériel qui lui est loué, il n’a pas d’investissement à faire. Il n’a pas non plus de souci permanent de veiller au contrôle de la fabrication du pain. Si bien qu’il n’hésite pas à brader le pain qu’il fabrique », déplore un propriétaire de boulangerie qui a requis l’anonymat.

Réalisée par
Aboubacar Al Syddick à Bouaké